jeudi 8 novembre 2007

Paris brûle (3)

Revenant des plaines à blé de la Beauce où elle avait dû faire un stage intitulé : « Travail aux champs », elle roulait lentement vers Paris qu’elle n’avait pas vu depuis deux mois. En effet, entièrement et uniquement soucieuse de cette nouvelle expérience pratique et campagnarde que tous les citoyens, hommes et femmes, en âge de travailler devaient accomplir par roulement tous les cinq ans environ, elle n’avait pu à aucun moment revenir vers la ville qui l’avait vue naître.

Avant cette expérience céréalière, elle avait seulement retourné un peu de foin et chargé quelques charrettes, de meules. Cela avait eu lieu il y avait longtemps selon elle, très longtemps et à son initiative personnelle. En ce temps-là disait elle, on pouvait encore sortir sans masque. Les villes et les fermes n’étaient pas encore sous globe. Elle avait vingt ans. Elle vivait d’un quignon de pain, d’un oignon, d’une frottée à l’ail au raisin et d’un verre d’eau au déjeuner comme au dîner. Frugale, elle était aussi économe au centime près et portait toute la journée, été comme hiver, une paire « d’esclops » avec ou sans chaussettes tricotées maison avec de la laine de brebis à peine cardée et mal dégraissée. Elle avait encore la langue bien pendue et la répartie prompte, vivait nue sous des oripeaux de toile bise et se prenait pour une fermière de choc à la mode californienne sous prétexte qu’elle maniait épisodiquement la fourche et que trois fraises, quelques tomates et autant d’autres choses poussaient à l’aveuglette dans un jardinet grand comme un mouchoir de poche qu’elle fumait au crottin de mulet et à la bouse de vaches. Elle pensait cultiver les lettres de noblesse de la terre retrouvée. L’insouciance était son maître mot, il faisait beau chaque jour. L’inconstance son credo, au diable les attachements. L’inconscience sa patrie, la flamme perpétuelle y brûlait.

Un profil de tueuse qui filait droit et vite dans sa lenteur entêtée à revenir à pas comptés vers Paris délaissé, me disais-je, assis à côté d’elle dans sa voiture cabossée carrossée pratique et inusable, mais hermétique comme une boîte à sardines. Elle était l’énergie même et ne s’embarrassait jamais ni de nuances subtiles ni de fioritures chantournées. Elle allait droit au but, à l’essentiel sans perdre de temps.

Je l’avais rencontrée l’été précédent sur les bords de la Seine. Cela n’avait rien d’original, nous étions à Paris. J’y prenais le temps de flâner parce que j’avais prévu de faire du tourisme en dilettante dans ma propre ville. Elle faisait la tournée d’inspection de ses lieux de prédilection depuis qu’elle était enfant. Citadine de souche, elle adorait sa ville qu’elle n’aurait pas quittée pour un empire, mais elle aimait aussi ces escapades rurales dans lesquelles sa bonne conscience satisfaite reposait en paix après une dure journée de labeur à œuvrer pour nourrir la planète. C’était son jardin d’exil. Un mois, celui qui était imposé par l’état, ou deux ou trois, lorsqu’elle décidait de prolonger ses séjours extra-muros. Son physique décalé aux traits marqués et profonds, ses galoches et ses jeans cigarette en faisaient immédiatement une figure à part. Je l’avais vue. Rien ne me distinguait des autres promeneurs, sinon que j’avançais en la regardant fixement. Elle m’avait vu. C’est probablement cette force d’attraction réciproque et inattendue qui nous avait fait nous distinguer dans la foule.
Restait la question de l’abordage. Comment allais-je m’y prendre, pour mettre en œuvre cette métaphore pirate ? Comment faire en effet pour solliciter et obtenir plus qu’un regard, plus qu’une connivence fortuite ? Comment ouvrir le champ de la parole même lapidaire avec une inconnue un dimanche d’été à Paris sur les quais de la Seine ? La situation semblait tellement « cliché » qu’elle en était risible, et pourtant je la vivais parce que j’étais bien sur ces bords de Seine que j’aime et qu’elle y était aussi pour les mêmes raisons.
Mais un point commun, si hypothétique soit-il, est-il suffisant pour s’avancer vers quelqu’un que l’on ne connaît pas, qui plus est dans la foule, pour engager une conversation ? A ce moment-là, je n’avais ni le sentiment ni la sensation de me poser aussi clairement ces questions. Elles étaient là, certes, en filigrane, mais elles allaient et venaient à toute vitesse sans s’arrêter et ne faisaient finalement que m’effleurer. A quelques pas de moi, à présent face à la Seine et tournant le dos à l’espace promenade, elle balançait doucement ses pieds pendant dans le vide vers les ondes calmes du fleuve le long du mur de pierre qui descendait abruptement vers le cours de l’eau. Elle profitait du soleil d’août, sans s’alanguir, à la manière sérieuse des gens qui travaillent longtemps sans s’arrêter et qui ont du mal ensuite à trouver leur rythme. Je pensais en l’observant, à un fruit du midi aromatisé, à une gorgée de pulpe sucrée avalée avec délectation, à une pêche fendue par son excès de suc perlant sur le velours de sa peau, prête à éclater, gorgée de sève et de chaleur, dans la bouche. Un fruit mûri sur pied, pareil à ceux qu’on cueille plus bas dans le sud, quand on les laisse venir à point pour le plaisir du goût. Mon attention se déplaçait. Il faisait beau et chaud. Un temps idéal pour les métaphores fruitières qui grimpaient à l’assaut de mon esprit estival.
Je m’approchai et m’installai moi aussi sur le parapet à une distance qui convienne et préserve l’espace vital de chacun. Les gens déambulaient plus en retrait dans l’allée derrière nous et ne s’arrêtaient guère. J’étais inquiet de tous les gestes que je pourrais faire et de tous les propos indécents que je pourrais tenir. La situation me semblait délicate. Mais je me tourmentais en vain, puisque je fus brusquement assailli, au point d’en sursauter, par une voix mate, compacte et coupante qui m’invitait sans ambages à me présenter, à rester respectueux ou à me tirer. Le langage donnait le ton. Je m’exécutai et gardai prudemment mes distances. C’est ainsi que nous devînmes amis et convînmes de nous rencontrer régulièrement sur les bords de la Seine quel que soit le temps reconstitué. De ce point de départ hebdomadaire, nous longions le fleuve et déambulions dans les îles ou bien nous nous enfoncions dans Paris en suivant les rues sans itinéraire pour le plaisir de voir l’air s’ouvrir devant nous et d’entendre bouger nos paroles de vent. Rien ne semblait plus important que cette promenade improvisée, rien ne semblait sérieux hormis nos pas sur les trottoirs pédestres à l’ancienne des rues et des ruelles, sur les trottoirs roulants des avenues et des boulevards. Le grand dôme de verre qui recouvrait la ville nous rassurait. Au-delà c’était la mort. Tel un joyau bien taillé, finement ciselé et longuement poli, Paris brillait de mille feux et nous n’étions plus seuls au monde.
Elle avait trente cinq ans, quelques expériences dans les fontes de sa mémoire et devait partir « aux champs » officiellement pour la troisième fois de sa vie. Comme je l’ai déjà évoqué, elle attachait une importance particulière à ces stages d’entraide civile et pensait que nous ne pourrions survivre qu’en multipliant ces cessions dans tous les domaines. Je n’en étais pas sûr. Elle, si. Je pensais surtout que ces stages d’aide à la production permettraient aux citoyens de prendre conscience plus efficacement de leur appartenance à un grand ensemble qui ne se limitait plus au clan, au village, à la région, à la nation. Tous essayaient, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, de s-u-r-v-i-v-r-e. Ce n’était plus un problème strictement personnel, c’était devenu bon gré mal gré et bon en mal en l’affaire de tous. Sans exception, nous étions soumis à des consignes précises de décontamination à l’entrée et à la sortie des villes. Les villages n’existaient plus. Trop peu rentables compte tenu des infrastructures sanitaires à mettre en place pour chacun d’eux. Seules restaient les villes, les unités spéciales de vacances et les grandes unités agricoles et industrielles de production, dans lesquelles l’implantation de secteurs d’habitat paysagé et de loisir étaient strictement réservés aux travailleurs permanents et aux stagiaires de secteur. Autant dire, que nous étions tous, sans distinction, assignés à résidence et que nous ne pouvions nous déplacer que dans trois cas précis : pour les stages agricoles tous les cinq ans, pour les visites autorisées -deux par an, pas plus, et pas au-delà de trois jours consécutifs-, pour les séjours de vacances enfin, qui n’excédaient jamais plus de quinze jours. Le reste du temps, nous restions sur notre lieu principal de production. Il n’était plus question de partir à l’aventure sur les routes, sac au dos et sans masque. L’air était si nocif depuis le grand dérapage écologique mondial, que nul ne s’aventurait plus sans protection respiratoire hors des dômes. Les voitures elles-mêmes, qui servaient de navette entre ces demi-sphères scintillantes, se devaient d’être parfaitement hermétiques.
Nous vivions dangereusement. Dans ce monde sous contrôle aucune fissure n’était tolérée. Yasmine qui m’avait un jour entraîné au-delà d’Odéon dans un petit bistrot près du Luxembourg en était bien consciente. Mais je n’étais plus à notre conversation. J’étais revenu quinze ans en arrière. Ce petit bistrot au plancher tordu et inégal sur lequel la porte frottait chaque fois qu’un consommateur entrait, c’était celui de mes trente ans ! Tout était là, intact. Sauf les bistrotiers, âgés déjà, et probablement morts. Sauf cette femme au regard flamboyant qui avait déserté sa place et dont j’avais inventé l’histoire sur un cahier d’écolier retrouvé au fond d’un tiroir. Dans mon histoire elle s’appelait Jany. Sauf Judith qui n’était plus là pour me bousculer et m’entraîner d’office à des rendez-vous inutiles. Presque rien n’avait changé. Les mêmes serveurs, marqués par l’âge, supervisaient la salle et s’activaient raisonnablement auprès de leur clientèle, secondés par un jeune homme aux cheveux gominés et au poignet souple qui portait ses plateaux comme un équilibriste. Yasmine qui avait bien senti que quelque chose n’allait pas me regarda.
« Tu pars quand ? lui demandai-je confus.
- Dans huit jours. J’y reste deux mois.
- Et où seras-tu ?
- Dans la Beauce, bien sûr, ajouta-t-elle avec enthousiasme. Je serai de retour en octobre. Tu viendras me chercher ?
- Et tu crois qu’on va me laisser sortir comme ça ? Juste pour tes beaux yeux !
J’y étais allé sans doute un peu fort. Yasmine n’aimait pas qu’on évoque son physique étrange qui allait si bien avec ses tenues si peu ordinaires.
- Mais oui, grand reportage sur une ferme modèle, dans une région modèle ! Constater et montrer l’enthousiasme des travailleurs stagiaires intégrés aux plans d’aide civique et cætera, et cætera… ça devrait marcher non ? Dix ans après, il s’agit de ne pas flancher et de remonter le moral des troupes civiles !
Elle avait raison, ça marcherait ! Nous étions fin juillet et je me sentais accablé par son optimisme. Ne savait-elle pas, cette pionnière au grand cœur, que la révolte grondait, que des milices secrètes menaçaient la sécurité des villes ? Trop de règles, trop de contraintes, trop de pression. Les prisons de verre n’enchantaient personne. Mais pouvions-nous faire autrement, sinon au péril de nos vies ? J’étais inquiet encore. Les alarmes étaient sérieuses, les fanatiques de tous bords prêts à tout. Yasmine qui ne s’intéressait qu’aux livres et qu’aux gravures qu’elle vendait ou qu’elle troquait sur les bords de la Seine ou qu’à ses stages de production, filait doux sur la banquette de moleskine cramoisie songeant que ces services d’utilité publique lui donnaient une dimension supplémentaire, la justifiaient dans sa vie et l’investissaient d’une responsabilité vis à vis de la communauté internationale tout entière. Elle en était fière. Mes vieilles histoires ne l’intéresseraient sûrement pas. Et puis ce n’était pas le moment, elle allait partir dans huit jours et je n’entendrais plus le son âpre de sa voix qui me manquerait ainsi que nos balades hebdomadaires. Et elle, me manquerait-elle ?

Voilà où j’en étais de mes réflexions, lorsque je distinguai au loin une lueur étrange. Yasmine qui l’avait vue aussi me broya le poignet et hurla : « Non ! Paris ! Paris brûle ! » Mes inquiétudes étaient fondées. Yasmine enfermée jusque là dans son enthousiasme aveugle ne pouvait que constater sans comprendre et hurler : « Non ! Paris ! Paris brûle ! » Quant à moi, je m’en voulais de n’avoir pas su voir venir cette guerre civile à présent déchaînée trop tôt. Paris brûlait en effet sous son dôme de verre. Je me mis à pleurer. Paris brûlait. Elle éclata en sanglots. Nous nous regardâmes, consternés.
- Arrête-toi, lui dis-je, Paris brûle.

Décembre 2003


Photographie de mhaleph

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