vendredi 9 novembre 2007

Modalités


Ce jour-là, Cella régla ses comptes avec Mella pendant trois quarts d’heure. La pensée directe et efficace de la première s’accommodait mal de la pensée aux longues circonlocutions le plus souvent inefficaces de la seconde qui se masquait habilement derrière la formule euphémisante, la phrase hyperbolique, la parole parcellaire, la pensée hésitante ou faussement incertaine ponctuée de « Il faut voir », « Peut-être », « Je dis ça, mais… », « Je ne sais pas trop… », « Tu crois… Oui… ». Toute une stratégie du repli et de l’avance qui exaspère Cella qui va toujours au but sans ambages et qui cultive la clarté empêchant ainsi la formation des abcès ou leur mauvaise crevaison.
La pensée convolutée et la conversation ramifiée de Mella se heurtaient sans cesse à la franchise honnête de Cella qui maniait le verbe avec une précision et une économie redoutables qui pouvaient embarrasser parfois son interlocutrice et la pousser encore plus avant dans ses tactiques langagières.
Leur explication sur le mode antinomique et non mineur, fut un régal d’assauts et d’esquives, d’attaques et de contre-attaques, de conciliations et de brouilles, pour les quelques initiés qui – de l’ouïe et du regard – les assistèrent en bémol.

Juillet 2006


Photographie de mhaleph

jeudi 8 novembre 2007

Au jour le jour - Août 2004


01

« J’ai l’impression que mes jours sont comptés », dit-il.
« Ils le sont pour tous », pense-t-elle.
Elle sort alors son boulier et se met à faire glisser les perles de bois : « Un, deux, trois, quatre, cinq… » Elle pourrait les faire rouler ainsi pendant 24 heures, 144 minutes, 8640 secondes et dire ensuite : « J’ai compté un jour entier. Combien m’en reste-t-il ?»
Elle ne le saura pas.

02

Aujourd’hui elle pourrait courir jusqu’au bout de la liste qu’elle vérifie chaque matin (ou presque) et se presser. Sur cette liste apparaissent les choses à faire, les envies qui la tenaillent – plusieurs chaque jour qu’elle ne peut toutes réaliser. Mais en ce moment elle ne désire rien d’autre que la pénombre pour lire et écrire, et penser aux choses heureuses qui ont jalonné sa vie. Elle sent d’instinct qu’elle n’est pas dans le fil du courant puisqu’elle n’évoque pas de suite les faits malheureux qui ont aussi traversé son existence. Décalage. Mais elle va se rattraper en expliquant qu’elle a commencé un répertoire double face, recto verso, côté pile côté face, réversible, blanc malheur et noir bonheur. Mais non, elle n’est pas sérieuse, elle n’arrive ni à pleurer ni à dramatiser. Elle tourne tout en rires hauts, rires de gorge qui cascadent comme les eaux courantes des montagnes. Non, c’est juste un cahier de couleur qui lui sert à répertorier les moments incertains qu’elle laisse filer sans rien en dire mais auxquels elle repense parfois. Comme une mémoire qu’elle grappille grain à grain. Grains mûrs, prêts à tomber.


05

Marie-Lou a ressorti la boîte aux surprises, celle qui contient toutes les photographies papier qu’elle a pu conserver à travers les années, celles qu’elle a prises et celles qu’on lui a données ou léguées selon la circonstance, celles qui ont échappé aux albums grands ordonnateurs des événements. Dans cette boîte à malice, se trouvent tous les surplus (les photos en sus), tous les ratages (les flous faussement artistiques, les cadrages de traviole qui ont ce petit elle ne sait quoi d’original, et ainsi de suite…)
Hier soir elle a pensé sans y penser à ses premières vacances en solitaire. A présent elle recherche tous les témoignages photographiques de cette période extraordinaire. En fait, elle n’était pas vraiment seule, mais c’était surtout ses premières vacances sans ses parents qui voulaient toujours l’entraîner dans des endroits impossibles pour lui faire découvrir du pays…à leur manière… Cette année-là, elle avait eu quinze ans et avait obtenu grâce à la force de ses arguments – son professeur de français aurait été content de voir à quel point elle savait si bien défendre sa cause dans les situations d’urgence – l’agrément familial au complet pour partir seule ou plutôt sans eux en vacances. Oh ! Rien de très dangereux, ni de très aventureux, elle n’avait que quinze ans et même si elle se sentait bien plus dégourdie que sa mère au même âge à bien des égards, elle n’était cependant pas prête à assumer une complète autonomie plusieurs jours de suite. Après tout, c’était plus difficile qu’il n’y paraissait de se débrouiller absolument toute seule. Mais l’expérience était tentante. Elle avait donc eu l’autorisation d’aller camper avec ses copines – les meilleures, cela va sans dire – une semaine au bord de la mer. L’Atlantique. Rien n’avait été laissé au hasard ni par ses parents, ni par ceux des quatre complices qui l’accompagnaient. Lieu, point de contact et adulte relais avaient été prévus. Une semaine très « bordée », comme quand elles étaient petites, pour Marie-Lou, Sarah, Meï-Ling, Fatou et Amina.
Leur petite bande suscitait des commérages et bien sûr la curiosité dans la petite ville de leur enfance. Les gens bien pensant, pensaient justement que leur mélange était trop audacieux et détonait, que leur assemblage n’était pas un bon exemple pour les jeunes filles comme il faut. Il fallait les voir, les jeunes filles comme il fallait ! Tristes comme un jour sans pain. Hermétiques à toutes celles qui ne leur ressemblaient pas. Suspicieuses et médisantes vis à vis de toutes celles qui n’étaient pas à leur image. La force de leurs préjugés résistait. Mais elles, Marie-Lou et ses copines, avaient tenu bon. Elles avaient mûri aussi, plus vite que la plupart des filles de leur âge, parce qu’elles avaient compris que faire preuve d’indépendance en regard d’une norme arbitrairement établie c’était se signaler à l’attention des autres, apporter de l’inquiétude dans leur quotidien, où tout aurait dû être comme à l’habitude : uniforme, réglé, conforme à ce qui était connu, sans surprise et plein d’ennui.


Photographies étalées sur le plancher devant elle, Marie-Lou plongea ses grandes mains nerveuses dans la masse de papier qui crissait quand elle la déplaçait. Elle repoussa certains clichés avec agacement et en mit d’autres de côté. Avec ceux-là, elle formerait un petit tas à part dans lequel elle piocherait tout à l’heure pour revisiter l’été de ses quinze ans et confronter ces images avec ses souvenirs. Elle se retrouva finalement avec une vingtaine de clichés d’inégal intérêt.
Elle se regardait dans ces miroirs de papier glacé et ne se reconnaissait pas. Etait-ce bien elle, cette jeune fille bien portante à l’air dodu qui exhibait sans complexe ses chairs rebondies ? Elle n’osait y croire ! Mais, ne dit-on pas qu’il vaut mieux faire envie que pitié ? Cela ne la consolait guère. Elle dut cependant se rendre à l’évidence : c’était bien elle. Vêtue d’un jean cerise retenu par une ceinture d’anneaux dorés reliés entre eux par une boucle de cuir, cintrée dans une marinière vert pomme à encolure bateau et emmanchures américaines, chaussée de mocassins légers, flanquée de part et d’autre par ses acolytes, elle se détachait l’air réjoui au milieu de la photo. A cette époque-là, elle affectionnait particulièrement les vêtements acidulés et n’hésitait jamais à s’affubler de couleurs phares avec une prédilection pour l’orange décliné dans toutes les gammes.
Aujourd’hui elle pensait avec un sourire : « C’est dur, d’être jeune ! » Et dans le même temps elle réalisa que c’était vraiment le genre de réflexion à se faire traiter de vieille conne ! Mais oui, ce n’était pas facile et chacune cet été-là avait son petit truc à elle pour briller aux yeux des autres, ou pour exister tout simplement. Sarah desservie par sa trop grande taille ne jouait pas sur les fantaisies vestimentaires mais misait sur les odeurs : un parfum – la plupart du temps irrespirable – dont elle s’aspergeait pour chaque circonstance. Meï-Ling, fine mouche, avait tablé sur la simplicité et n’ajoutait rien d’artificiel à son exotisme : corps ferme, peau blanche, cheveux de geai fins et longs disciplinés par une grande frange qui retombait sur ses yeux à peine entrouverts. Fatou, elle, cultivait son côté rebelle, tignasse compacte – dans laquelle elle passait ses doigts tous les matins en signe de bonne humeur – dressée sur sa tête en tous sens. Amina enfin, mettait en valeur ses yeux bordés de kohol et arborait des colifichets très colorés qu’elle renouvelait sans cesse. Lorsqu’elles s’étaient rencontrées deux ou trois ans plus tôt encore un pied dans l’enfance, elles s’étaient surnommées « Le club des cinq » en hommage à leurs lectures anciennes. Cela ne pouvait plus durer. Elles avaient grandi et se retrouvaient un peu honteuses de ce nom trop enfantin qui ne correspondait plus à leurs ambitions : se suffire et mener leur vie à leur guise. Elles avaient donc opté pour ce nouveau départ sur : « Les aventureuses ».
Marie-Lou finit par isoler cinq photographies qui lui semblaient représentatives de ce que chacune deviendrait. Sarah assise sur la souche d’un tronc d’arbre coupé au ras un cahier ouvert sur ses genoux rassemblés, stylo en l’air regardait l’objectif avec mélancolie.


Elle souhaitait écrire et elle réalisa ce souhait malgré la difficulté d’en faire vraiment quelque chose et de pouvoir en vivre. Son acharnement et son amour des mots l’entraînèrent vers un parcours original dans lequel elle mêla tous les courants contradictoires qui la traversaient sans relâche. Aujourd’hui, elle s’acharne encore sur des textes qui n’ont pas vu le jour, ceux qu’elle n’a pas encore osés montrer car elle est allée très loin, trop loin, croit-elle, sans doute dans ce qu’elle pouvait écrire. Pourquoi trop ? Ne s’était-elle pas juré de dire la vérité toute la vérité ?
Sur la photo suivante, Meï-Ling en tenue fonctionnelle, short long et tee-shirt, désinfecte une plaie sur le bras de Fatou qui, casse-cou, s’est violemment écorchée en grimpant au tronc droit d’un arbre présentant des branches latérales rompues et dangereusement coupantes. Meï-Ling a bien suivi elle aussi la voie qu’elle s’était tracée respectant les grands principes humanitaires auxquels elle croyait : sauver des vies, porter secours aux plus sanitairement démunis, prévenir les épidémies.
Marie-Lou prit la troisième photo, celle où Fatou couteau entre les dents et poing levé est prête à sauter sur un ennemi imaginaire. Confortée par l’histoire et par ses lectures orientées Fatou voulait devenir une grande révolutionnaire. Les révolutions étant de plus en plus rares ces trois dernières décennies elle avait dû se contenter d’un militantisme actif dans quelque groupe marginal et se retrouvait aujourd’hui à faire l’analyse de ce qui n’avait pas marché. Le bilan de déprime était lourd compte tenu de ses espérances. Elle envisageait même une thérapie pour supporter ses désillusions.
Elle tendit enfin la main vers la dernière photo sur laquelle Amina, lunettes fixées sur le bout du nez, travaillait sérieusement pour préparer l’année suivante. Elle finirait par avoir gain de cause auprès de sa famille et par devenir juge pour enfants afin d’aider dans la mesure du possible les plus désorientés, les plus mal encadrés, les plus mal conseillés d’entre eux. Un sacerdoce dont elle ne se départit jamais.
Marie-Lou baissa alors les yeux sur la photo qui la représentait menton dans la main, coude appuyé sur la table, écoutant ses amies lancées dans une grande conversation sur leur avenir probable. Elle avait l’air bien sérieux Marie-Lou avec ses grands yeux ouverts.
Marie-Lou rassembla les cinq photographies et les colla sur son cahier du jour, celui qu’elle traînait toujours avec elle. Elle les légenda toutes cinq avec humour et rajouta un commentaire en annexe. Dans quelques jours les cinq amies se retrouveraient comme elles le faisaient une fois chaque trimestre, depuis plusieurs années. En fait, depuis qu’elles s’étaient toutes engagées dans une vie active et somme toute bien remplie, même si les désirs des unes et des autres avaient été inégalement réalisés.


07

Août, entre moiteur et orage, reste propice aux balades avant le début de l’automne qui signale une activité un peu frénétique.
Les cimetières, comme les parcs, se prêtent bien aux promenades et ouvrent leurs portes à des troupes de gens ravis de pouvoir entrer en contact avec d’illustres personnages. A l’entrée, qu’ils soient seuls, en couple, en famille ou en groupe, ils achètent l’indispensable plan pour ne pas rater ceux qu’ils sont venus voir. Il y a toujours des priorités, ceux qu’on verra en premier, quitte à être oublieux de tous les autres, les anonymes, et à foncer tête baissée sur les pavés, probablement d’origine, sans même jeter un coup d’œil aux bizarreries de l’architecture funéraire qui jalonnent le parcours. Ici trois générations sous un toit de zinc effondré. Là, un gisant sinistre dans son linceul de pierre qui semble l’étrangler. Plus loin, une allégorie du monde des ombres, cachée dans les plis de son habit, surveille le séjour des morts. Au détour d’un chemin, la courbe sensuelle d’une femme de marbre, cheveux éployés renversée sur sa propre tombe. A la croisée de deux allées, un enfant de bronze de neuf ans en costume de petit garçon modèle et son chien, un épagneul languide et aimant. Sur la pente en contre bas, trois tombes effondrées soulevées par les puissantes racines des arbres qui ont élu domicile dans leur proximité, reprenant ainsi leur droit à la vie contre l’inertie de la pierre défoncée. A proximité, une dalle semée d’étoiles comme si le ciel complice du voyage des morts leur avait fait présent de ses joyaux éphémères.
Pauvres, riches, jeunes et vieux déambulent dans ces cimetières sourire aux lèvres, l’air joyeux, la parole anodine.
Marie-Lou, dans l’un d’eux, suit une allée latérale pour rejoindre ensuite un bouquet d’arbres et un morceau de pelouse qui fait office de lieu de repos. A cet endroit-là, citadins du cru et touristes se mélangent et se confondent pour quelques instants de répit. Les uns dorment. Les autres lisent. D’autres enfin, semblent réfléchir à leur présence dans ce lieu insolite qu’ils ont choisi parmi d’autres et où chacun prend la liberté de se reposer pour quelques heures ou pour toujours. Les têtes dodelinent sur les cous fatigués et se penchent interrogatives. Personne ne pense vraiment à son échéance. C’est impossible. Comment pourraient-ils le supporter ? Marie-Lou s’allonge, renverse la tête sous les arbres et dérive avec les nuages. Elle se vide. Complètement. Elle songe à la première fois qu’elle est venue ici, poussée par la curiosité. Peut-être une forme bénigne de voyeurisme pour cet endroit particulier. A vrai dire, elle ne sait pas exactement. C’est la première fois qu’elle y pense aussi ouvertement. Elle ne recherche pas à se mentir sur cette envie qu’elle trouve a posteriori un peu malsaine. Bien entendu, elle n’a jamais vraiment voulu l’admettre. Auparavant, elle cherchait toujours à se donner de bonnes raisons bien présentables qui puissent se glisser intelligemment dans une conversation pour justifier cette visite. Intérêt historique. Intérêt d’esthète. Proximité des états. Symbiose momentanée avec les disparus appartenant à sa mythologie personnelle. C’était en partie vrai, sûrement, mais rien ne servait de se voiler la face : la morbidité l’affectait elle aussi, même si elle avait beaucoup de mal à l’admettre. Allongée dans l’herbe, la tête dans le ciel, elle se sent fatiguée, brusquement pesante avec la sensation précise de s’enfoncer insensiblement dans le sol meuble et d’y imprimer sa trace.
Aujourd’hui Marie-Lou pratique les grands cimetières comme les parcs de verdure, pour l’agrément et la tranquillité. Pour s’y reposer et se déconnecter un moment, tout simplement.


11

Aujourd’hui elle a trempé son stylo dans le lait et s’apprête à faire un succulent gâteau de pain avec toutes les croûtes qu’elle a précieusement conservées bien enveloppées dans un sac de papier kraft.

Préparation de Marie-Lou :

- Dans 1 litre de lait, faites tremper une belle quantité de pain rassis
- Au bout d’un certain temps, que vous évaluerez vous-même, écrasez bien le pain détrempé à la fourchette
- Ajoutez 2 ou 3 beaux œufs, du sucre à votre convenance, de la vanille pour le raffinement, 1 bonne rasade de rhum pour le punch et une quantité suffisante de raisins secs que vous aurez préalablement faits gonfler dans du thé brûlant
- Mélangez le tout de manière bien homogène avec une cuillère en bois
- Versez dans un grand plat en pyrex et faites cuire 25 à 30 minutes à four chaud

Le commentaire de Marie-Lou :
« Ce gâteau simple et économique à la portée de tous complètera avantageusement vos petits déjeuners, repas et goûters. Bon appétit. »


13

Tout va bien, tout est pour le mieux, tout est parfait. Marie-Lou pourrait décliner pendant des heures les bienfaits de sa vie. Mais excusez du peu, il y a un os – et de taille ! –, elle va le dire elle-même : « Ma génitrice ! » Elle aurait pu dire « ma mère », mais elle n’y arrive pas. Quant à « ma génitrice », elle ne saisit pas très bien non plus son sens puisqu’elle n’arrive pas à concevoir qu’elle ait pu sortir de ce corps-là. Mais, il faut bien la nommer d’une manière ou d’une autre, et finalement elle préfère employer ce mot.
C’est terrible ce qui se passe entre elles aujourd’hui. Pour être en règle avec son devoir de fille elle la voit deux ou trois jours deux ou trois fois par an. Jamais plus pour ne pas risquer l’agacement et l’explosion. Règle. Devoir. Ce sont des mots tellement distants, tellement froids, tellement exempts de plaisir. Pourtant, il n’y en a pas d’autres pour exprimer le pensum que ces jours sacrifiés – il faut le préciser ! – représentent pour elle. Elle trouve d’ailleurs qu’elle lui consacre trop avec cette dizaine de jours qu’elle pourrait employer à autre chose ! Toujours ce sentiment lourd d’une perte de temps irremplaçable, insupportable.
Marie-Lou a dans la tête des images archétypales de mère qui représentent la générosité et la loyauté. Notions dont sa propre mère est dépourvue. Elle le sait et l’a expérimenté. Sa mère n’a jamais eu de générosité du cœur que pour obtenir de force de la présence, de l’attention, de l’amour, qu’elle-même ne dispensait pas. Quant à être loyale, Marie-Lou est sûre qu’elle n’a jamais connu le sens de ce mot.
A l’heure actuelle la mère de Marie-Lou est âgée et dans une grande demande affective vis à vis de ses enfants et notamment de ses filles qui, chacune à leur façon, lui ont échappé. Ni l’une ni l’autre ne tenait à subir sa folie destructrice, à cautionner son jeu de dupes. Même la benjamine, la petite Dahlia, qui a finalement tiré moins d’avantages qu’il n’y semble à bénéficier de sa protection mafieuse, s’en est éloignée. Mafieuse, car leur mère a toujours prémédité ses paroles et ses actes. Ce qu’elle semblait donner devait lui revenir et lui rapporter en fonction de ce qu’elle avait prévu. Un cas pathologique d’abus de pouvoir sur la vie passée, présente et à venir de ses enfants. Un chantage inqualifiable. Aucun d’entre eux cependant n’avait répondu à ses demandes et tous avaient fini par prendre leurs décisions sans elle.
Lorsque Marie-Lou dit tout bas « Ma mère » pour elle-même, elle pense à une mère aimante et non à ce monstre d’orgueil et de vanité qui lui a servi de mère… Elle pense à une mère en qui elle aurait pu avoir toute confiance, qui ne lui aurait pas demandé sans arrêt, même en silence, ce qu’aujourd’hui elle ne pouvait ni ne voulait lui donner. Pourtant, lorsqu’elle revient sur le passé, elle voit, par flash, une femme jeune encore, joyeuse et attentive. Malheureusement elle voit aussi simultanément son double négatif colérique et injuste, une femme accablée par ses nerfs, victime de sa jalousie.
Côté pile Marie-Lou aurait pu lui offrir des fleurs. Côté face elle aurait pu l’étrangler de ses propres mains. En la quittant après trois jours d’enfer Marie-Lou se dit : « Pourvu que ce soit la dernière fois » Elle sait bien que ce n’est pas très charitable. Elle a longtemps hésité à se l’avouer. Mécréante, elle serait pourtant tentée d’ajouter : « Seigneur, délivrez-nous du mal. » Cette fois-ci, elle ne se jettera pas tout habillée sur son lit pour s’abîmer de longues heures dans le sommeil, littéralement épuisée d’avoir dû la supporter trois jours. Non, cette fois-ci, elle a décidé de sortir, de faire une grande balade de santé, et de reprendre pied dès le jour même dans sa vraie vie, la sienne, celle qu’elle préserve, celle qui lui appartient en propre et dans laquelle il n’y a pas de place pour sa génitrice, que Philibert appelle, non sans ironie, leur « mère biologique ».


15

Dans la rue, Marie-Lou se sent aujourd’hui cernée par des gens qui parlent à voix haute plus au moins distincte, sans interlocuteur apparent.
Un homme face à elle, l’œil vif et la mine réjouie, avance à grandes foulées énergiques, battant l’air de la main comme s’il voulait chasser une nuée d’insectes invisibles et bouge rapidement les lèvres. « Un adepte de la téléphonie main libre », pense-t-elle. Mais, est-ce si sûr ? Est-il possible de se fier aux seules apparences. Rien n’est moins sûr, car arrivée à sa hauteur Marie-Lou réalise qu’il n’a pas la régularité de débit requise et qu’il répète en boucle la même phrase ou presque à quelques variantes près, sans trouver d’issue à cette logorrhée sans objet. Pourtant rien ne le distinguait des autres, si ce n’est peut-être la coupe de sa veste légèrement démodée. Elle n’aurait pu croire qu’il ne parlait en réalité à personne.
Rien à voir avec la femme qui le suit à quelques pas et qui poursuit posément sa marche en discutant discrètement et clairement avec son invisible correspondant, sans gesticulation inutile.
En tout état de cause, il reste parfois difficile de trancher entre un individu affranchi qui règle sobrement ses affaires au téléphone et un individu perturbé qui se fait les demandes et les réponses sans comprendre sans doute ce qu’il dit et qui se cache sous l’apparence de la normalité.
Tout cela pour quoi, au juste ? Pour préciser que Marie-Lou se sent engloutie par la vague montante de la foule qui arrive face à elle. Pour échapper à l’asphyxie elle plonge profondément sous l’asphalte et les pavés et ressort loin derrière cette marée incessante de voix qui ne semblent s’adresser à personne.

20

Dans le ciel, les nuages se forment et se déforment sur tous les tons de gris et de blanc. Progressivement, mais vite aussi, l’horizon disparaît emportant la ville. Ne restent que les premières maisons aux alentours, comme un village ramassé sur lui-même, coupé du monde. Un rideau de pluie se forme à quelques mètres, dans la partie invisible. L’orage gronde. Un éclair attardé zèbre le ciel au-dessus du cercle des maisons fugitives. Soudain, la pluie est là, dense, forte, violente, cinglant sans répit les façades détrempées, en quelques secondes. Il est temps d’aller fermer les fenêtres ouvertes ce matin. Marie-Lou se lève.


21

Au lever du jour Marie-Lou entend les premiers bruits qui vont accompagner la fin de sa nuit, jusqu’au moment où, vraiment réveillée, elle se lèvera.

Avec souplesse, le chat, fourrure boisée sur sa peau élastique, apparaît au pied du lit. Avec délicatesse, il entame une lente progression vers le fouillis des oreillers et heurte ensuite péremptoirement de sa tête butoir, qui tente d’ouvrir la porte du sommeil, le visage de Marie-Lou enfoui dans l’ombre. Elle ouvre un œil. Puis l’autre. Le chat, à présent allongé près d’elle sur le flanc, la tête sur l’oreiller, la regarde fixement dans les yeux.
Elle tend la main. Il est doux. Ronronne d’aise, mais ne perd pas de vue son objectif. Il avance alors prestement une patte maligne qui vient frôler avec précision la joue de sa maîtresse. Elle réagit à un tout petit petit petit bout de griffe légèrement sorti, par mégarde. Un oubli. Marie-Lou le gronde pour la forme – il le sait bien – et lui demande de faire : « Patte de velours ! » Elle prend sa patte et la fait glisser doucement sur sa joue. C’est doux, c’est vrai, et il a bien compris ce chat téméraire que Marie-Lou était douillette. Pensez, une si petite griffe !
Mais le chat bonne patte avec celle qu’il a réduite en esclavage, lui accorde la douceur veloutée de ses coussinets. En appuyant un peu tout de même pour qu’elle comprenne. Ils se regardent encore un moment dans les yeux. Marie-Lou soupire. Elle est contente, la caresse lui a plu. Elle lui dit alors, coquine : « Ah ! Quel sacré chat tu fais ! Tu veux que je me lève ! C’est ça ? Dis-le ! Tu exagères, je dormais si bien encore ! » L’animal, assis à présent, la patte arrière en avant, la tête un peu penchée sur le côté, les yeux brillants, attend en souriant. Marie-Lou pense au chat du Cheshire. Elle aime bien cette histoire. Le chat va-t-il disparaître sous ses yeux ? Non, décidément, il est toujours là, quémandeur. Marie-Lou repousse les draps vivement. Le chat ravi lui emboîte le pas et pense : « Nous allons enfin passer aux choses sérieuses ! »
Il file entre les jambes robustes de Marie-Lou et la devance. Il arrive au seuil de la cuisine et l’attend. Elle le rejoint. Il se précipite alors dans la pièce. Elle le suit et s’écrie : « La manne ne va pas tomber du ciel ! Tu rêves mon ami ! Il faut que je sorte, moi, pour gagner ta croûte ! Alors tu as tout intérêt à faire ton boulot de chat, et bien encore : garder la maison, te faire peigner sans histoire, te laisser caresser. » Le chat est d’accord, il fera tout ce que voudra Marie-Lou, qui râle encore pour la forme – une vraie manie –, pourvu qu’elle se décide – entre son café et son yaourt – à lui donner enfin son bol de croquette et sa coupelle de lait.

Après cet intermède félin, Marie-Lou décide en alternance, soit de rester debout et de se mettre énergiquement au travail, soit de revenir au lit pour lire deux ou trois heures. Aujourd’hui elle lira – hier elle a travaillé – et le chat repu et satisfait viendra la rejoindre après le départ de Pierre qui suit de loin tout ce remue-ménage matinal lorsqu’il n’y participe pas lui-même. La porte d’entrée vient de se refermer discrètement. Pierre vient de sortir. Lui aussi va gagner la croûte du chat. Ce dernier va rejoindre Marie-Lou. Alerte, il saute sur le lit, ce territoire nocturne qui n’est pas le sien mais qu’il va s’approprier quelques instants ou quelques heures. Il s’allonge près d’elle avec de petits bruits caressants, se roule un peu sur le dos pour lui manifester sa confiance et sa satisfaction et pose ensuite une patte impérative sur son bras. Il va pouvoir enfin dormir, pendant qu’elle s’adonne à quelque mystérieuse activité humaine.


23

Marie-Lou a beaucoup de choses à faire aujourd’hui. Elle sent qu’elle va devenir stakhanoviste comme chaque fois qu’elle doit cadrer serré dans les horaires toutes les tâches à effectuer qui devront s’enchaîner les unes les autres sans se heurter. Vraiment, c’est une journée où elle n’aura pas le loisir de prendre le temps. Une journée pleine à craquer de tout ce qu’elle a différé et qui doit être fait un jour malgré tout le déplaisir qu’elle en a. Une journée bien remplie qui prépare et préfigure toutes celles à venir pour l’année en cours. Elle a donc bien conscience d’entrer dans un autre rythme, dans une autre perspective même si l’intermède estival n’est pas tout a fait fini. Mais presque, malheureusement. Elle aurait bien aimé continuer à organiser son temps autour de pas grand-chose. Elle n’est pas la seule, elle le sait bien, mais cela ne lui est d’aucun secours. Dans ces cas-là on ne pense qu’à soi.


27

Le sommeil de Marie-Lou reste opaque, pas forcément peuplé de rêves dont elle pourrait se souvenir, mais mat, lourd, plombé, sans rien d’apaisant. Elle se rend bien compte que cette situation nocturne est récurrente puisqu’elle éprouvait les mêmes symptômes début juillet. Elle aimerait se sentir apaisée, mais elle n’y arrive pas. Elle a toujours le sentiment d’un tracas, d’une insatisfaction, d’une menace. Rien que d’irrationnel, puisqu’elle n’a pas à s’inquiéter outre mesure. Cependant, quelque chose ne va pas. Elle le sait à ses réactions, mais n’arrive pas à identifier clairement les raisons du conflit, du problème, du malaise. Elle fait le tour d’elle-même, en vain. Elle essaie de se cerner, mais se heurte toujours à une brèche, à une gorge qui mène à des lieux inconnus dans lesquels elle se sent prise au piège. Une véritable embuscade qu’elle pressent dans une approche au ralenti, l’intuition de l’instant fatal, l’évitement de dernière minute ou l’affrontement frontal. La pierre d’achoppement, c’est cette faille dans la perception de son moi. Cette ouverture secrète et inexplorée la trouble et l’inquiète. Il existe tant de choses qu’elle ignore d’elle-même et qui se cachent, là, tapies dans l’ombre. Qu’en faire, sinon vivre avec, en sachant que toutes les surprises insolites peuvent en découler.


28

Anecdote
Marie-Lou aime bien les anecdotes du quotidien, tous ces petits riens qui font partie de la vie de tous les jours. En voilà une toute fraîche.
Hier au soir, grand branle-bas de combat pour « désincarcérer » le chat de l’appartement d’en face, enfermé depuis trois jours sans manger et sans boire à cause de l’étourderie de son soigneur de vacances qui avait perdu les clefs. L’animal esseulé, paniqué, affamé et assoiffé miaulait à fendre l’âme depuis trois jours, ameutant tout les chats du voisinage dont celui de Marie-Lou qui, compatissant à la situation tragique de son congénère, l’encourageait à la résistance physique (et psychique) en miaulant de plus belle côté couloir.
Les pompiers n’interviennent plus pour ce genre d’affaires (jugées insignifiantes et non prioritaires); les policiers n’interviennent jamais pour ce type d’histoires (ils ont d’autres choses plus urgentes à régler dans la rue et se méfient des appels téléphoniques fantaisistes) ; les gardiens d’immeubles ne sont pas autorisés à intervenir dans de telles situations (sécurité d’abord et respect des biens privés oblige). Pour tous, le chat éperdu allait bien tenir encore quelques jours même sans eau, c’est résistant ces bêtes-là, ou crever, ça c’est sûr, mais on n’y peut rien. Une sorte de fatalité légale planait sur les chances de survie de la bête. On n’y peut rien, ma pauvre dame, on vous l’a déjà dit ! Mais mon pauvre monsieur, fallait faire attention à pas balancer les clefs dans le vide-ordures avec la poubelle ! On n’a pas idée aussi ! Si vous zêtes pas foutu d’faire attention à c’que vous faites ! Voilà à peu près le discours tenu par chacun avec quelques variantes de ton et de vocabulaire. De toute façon cela n’avait guère d’importance : ce n’était qu’un chat. Bien entendu. Certes. Soit. Il comprenait bien ce fauteur de troubles honteux, accablé et désemparé par son inattention et les réactions de tous ces gens, qu’un chat n’avait pas grande valeur pour eux. En revanche pour lui…
Les propriétaires étant injoignables, le soigneur, dont l’activité professionnelle se trouvait subitement mise en danger, prit donc la décision de faire appel à un, ou plutôt deux serruriers qui se battirent finalement pendant près de trois heures avec cette porte « renforcée » à l’aide de marteaux, leviers, perceuses et autres instruments barbares. Impossible de passer inaperçus. Enfin, plus de trois heures après la porte était ouverte et le chat sauvé de la famine et de la déshydratation. Un beau chat tigré, apeuré par tout ce vacarme et cette agitation.
Difficile de vivre avec les hommes quand on n’est qu’un chat se dit Marie-Lou. Celui-ci a eu de la chance : celle d’avoir affaire à un homme dont la conscience professionnelle l’a emporté sur la méfiance générale et les sarcasmes à son égard…


29

Elle entend Pierre dormir. Il respire doucement avec un petit sifflement de nez et sa paupière tressaute parfois sous l’impulsion des images nocturnes. Marie-Lou regarde Pierre et le chat allongés côte à côte, flanc à flanc, qui dorment dans un ensemble parfait à poings fermés ou à pattes repliées. Pierre dort nu. Il n’aime pas les tissus qui le gênent et font écran à ses sensations tactiles. Dans la pièce, il fait encore chaud, plus que partout ailleurs dans la maison. Les draps pendent sur le côté avec un de ses pieds. « Le lit défait », un amoncellement de draps resté longtemps accroché au-dessus de son propre lit, pas toujours très bien fait. Le chat tressaille, pris de soubresauts inattendus. Une course folle dans les grandes herbes après quelques mulots peut-être ? Pierre murmure dans son sommeil en se retournant sur le dos comme un enfant qui veut éviter l’asphyxie. Le chat dérangé râle dans son sommeil, s’étire et se rééquilibre pour prolonger sa nuit. Il n’ouvre pas un œil. Il dort bien. Marie-Lou ferme le livre qui l’a retenue, le pose par terre et glisse furtivement ses doigts dans la fourrure du chat qui souffle d’aise. Elle éteint sa lampe et la bougie longue et sombre qui veille auprès de Pierre. Elle s’allonge apaisée, détendue et se laisse aller tout entière vers la nuit qui la happe. Un oubli.


Photographie de mhaleph

Au jour le jour - Juillet 2004


01

« Je vis ma vie », lui dit-il.
« Je vis la mienne », pense-t-elle.
Leurs vies, conjointes et disjointes, ensemble et séparées.
Mais, toujours ouvertes.

02

Une femme vient s’asseoir près d’elle. Il est midi. En attendant le repas qu’elle a commandé, elle lance quelques traits impatients sur la nappe. Un avant-goût de sa journée, comme des amuse-gueules. La mine très aiguisée de son crayon transperce le gaufrage du papier blanc. Le repas tarde.
La femme, yeux durs, cou ridé, cheveux blancs qui lui mangent le visage, souffle en s’asseyant.
Elle relève la tête qu’elle a légèrement penchée et se dit que cette femme-là elle la saisirait bien tout entière, de ses traits tirés à ses rides, de la turgescence légère de ses bras à la peau desséchée de ses jambes, de l’inclinaison de sa silhouette à l’affaissement de son buste. Elle pense un moment à la dégradation des chairs.
Le fumet de la viande de bœuf lui chatouille les narines… Elle ne la croquera pas. Elle se met à manger.


03

A la terrasse d’un petit bistrot, à l’angle d’une placette et d’une étroite rue aux maisons de guingois dont les murs filent à l’oblique, les chiens sont de sortie. Un petit vent traverse la place. Un grand fauve à jabot blanc quémande à la table de ses maîtres en trépignant. Un petit moche au museau renfrogné tire obstinément la langue en observant les allées et venues d’un œil torve. Frileux et de guerre lasse ne voyant rien venir d’intéressant, il se roule en boule dans son panier matelassé : rien ne vaut une bonne sieste !
Un homme marchant à grands pas et une femme vêtue d’une ample robe de toile, traversent l’esplanade en poussant chacun énergiquement une poussette spacieuse anti-chocs chargée l’une et l’autre d’enfants.
Un jeune noir assis sur un banc bat la mesure de la main, puis se lève, lassé de prendre le soleil au milieu de tous ces visages pâles.
Une femme chargée de pétunias et de géraniums, sans doute une jardinière urbaine du dimanche, s’arrête pour converser en anglais avec les consommateurs placés près des plantes en pots. Des gens du quartier implantés de longue date.
Une mère et son fils discutent sec. Le fils un rien canaille, casquette de Poulbot noire vissée sur le coin de l’oeil, colliers tendance, anneau d’argent à l’annulaire droit et lien ficelle au poignet, dévore un hamburger en opinant du chef pendant que sa mère gouailleuse, joue les femmes libérées : le fric ça aide.
Le jeune noir est revenu sur le banc et tient toujours la cadence.
Le soleil va et vient derrière les nuages et les feuillages qui se balancent sous le vent léger de l’été.


04

Le vent siffle encore dans les arbres du square.
Des promeneurs demandent la place des Vosges à une dame bien mise à peine posée sur le bord d’une lourde chaise de fer, comme si elle avait eu un moment d’égarement et allait (re)prendre sa course à pas pressés et cependant comptés, sans déranger un seul pli de sa jupe.
Une minette ébouriffée toute nue sous son trench, flanquée d’un cabas à paillettes sentant les cosmétiques s’installe sur la pelouse avec un jeune homme. Ils parlent Assedic, boulot, copains perdus de vue et retrouvés, déception sentimentale, visite médicale et ainsi de suite avec des voix sucrées qui dérapent sur des histoires de brushing raté et déclarent qu’elles adorent cette chaleur (encore bien relative cependant).
Le jeune type part en vrille sur « un plan top canon » avec lequel on peut devenir riche « si t’es pas con ! »
Une femme en débardeur à bretelles fines, qui a pris des UV tout l’hiver, se pavane dans les allées en tortillant du cul : son mec suit.
Leslie échancre son trench un peu plus, jusqu’à la naissance des seins, et cherche à joindre America « qui doit se faire chier toute seule à l’ombre dans un bistrot pourri !».
Quelques instants plus tard America arrive un peu crispée par tous ces malentendus et vient se chauffer au soleil avec les deux autres sur la pelouse.
Tous trois décollent et se lancent dans une conversation professionnelle, à bâtons rompus. Il est danseur. Elles chantent, dansent et jouent la comédie. Leslie n’a pas été payée pour ses deux dernières prestations et encouragée par ses comparses, elle réclame son dû au téléphone.
Nous ne saurons pas comment se prénomme le jeune homme.


05

Ni chaud ni froid. Un temps d’été qui se cherche. Encore un jour de tranquillité.
Tout est enfin déballé. C’est un soulagement après avoir eu le sentiment de vivre plusieurs jours dans un entrepôt.
L’espace aménagé est assez grand, clair, facile à vivre avec un petit air scandinave sympathique dû à son plancher de chêne brossé.
Entre soleil, nuages et éclaircies chacun semble suivre son rythme. Oui c’est cela. Les gens vont à leurs affaires avec nonchalance, discutent et se reposent aux terrasses des cafés.
Enfin, il semble, seulement.
En revanche il y a aussi des types. Une fille trouée de piercings des sourcils au menton, déambule dans une paire de rangers d’un air désabusé, une cannette de bière en main, accompagnée d’un grand chien fauve et noir au museau carré qui porte une corde de pendu autour du cou et qui s’excite derrière les pigeons qui le narguent en volant en rase-mottes.


06

Encore des allées et venues, des affaires à régler et un rythme de croisière à prendre tout en restant efficace pour profiter le mieux possible et surtout le plus agréablement de la pause estivale.
Elle ne sait pas si elle va y parvenir. Elle n’a pas d’envie irrépressible, de désir fulgurant, d’obsession du départ, de folie du dépaysement.
Elle veut juste se balader, écouter les gens autour d’elle pendant un certain temps et se dire que cette grande diversité des individus ressemble à un gigantesque kaléidoscope de conversations privées se démultipliant à l’infini.
De tous côtés arrivent des fragments de vie… Elle se sent étale, cernée par le besoin de s’oublier, de se mettre en repos de soi-même, de laisser se dilater ses pores pour laisser advenir jusqu’à son intérieur intime des bribes de l’humanité qui l’entoure.
Galet jeté sur l’eau, elle avance par bonds filés, ouvrant à chaque frôlement des cercles concentriques qui l’enveloppent.
Elle fend alors la masse compacte du monde, mais en reste le centre. Il s’organise autour d’elle sans qu’elle y participe et pourtant elle pense plutôt qu’elle l’ordonne à son image en laissant entrer et sortir de sa sphère personnelle juste ce qu’elle veut : ni plus ni moins.
C’est un jour d’été comme les autres et sans histoire particulière dans la succession de sa vie, et déjà elle se croit philosophe.
Ah ! Les modes !


07

Soudain le ciel se plombe. Elle regarde l’horizon et voit peu à peu descendre le lit des nuages. Le vent se lève. Le soleil disparaît. C’est presque minuit en plein midi.
Fugitivement elle a peur. Mais bientôt elle se rassure. Elle pense alors à l’inquiétude, lot commun de toutes les espèces devant l’incongruité de la nature qui change la donne. Non elle n’inventera pas un nouveau dieu.
Soudain, il se met à pleuvoir, fin et dru. Longtemps. Le ciel très bas, au ras des toits se dissipera plus tard, bien plus tard. Il ne restera plus alors que quelques gouttes de pluie minuscules accrochées sur le bord de la vitre.
Elle peut enfin sortir.


08

Rien. Elle a feuilleté ses carnets. Elle est étonnée d’avoir écrit tant d’inepties, tant de banalités. Elle pourrait aussi bien dire qu’elle est étonnée d’avoir écrit avec autant d’originalité sur des faits somme toute assez ordinaires. Elle aurait pu encore s’étonner de traiter tout sujet sans distinguo avec une habileté confirmée.
Elle a donc feuilleté ses carnets cherchant à relire ce qu’elle avait écrit sans y apporter le moindre commentaire. Mais, dans sa tête, c’est une vraie sarabande : « C’est bon ça, ça c’est très mauvais, et là franchement c’est à reprendre. Pourquoi écrire ainsi? A quoi cela (me) sert-il ? Est-ce une vraie nécessité ou un automatisme qui m’est venu en côtoyant les livres ? Difficile de répondre. Je ne suis rien qu’une petite écrivailleuse. Y réfléchir. Quand j’aurai le temps… »
Elle a l’air maussade. La réflexion sans doute. Pleine de morosité elle absorbe un sachet de passiflore, tilleul, aubépine et va dormir… Comme l’aubépine lui rappelle les haies des bocages (ferait-elle concurrence au petit Marcel), parce que le tilleul lui rappelle l’odeur entêtante d’une petite place tranquille au début de l’été et que la passiflore ne lui rappelle aucune odeur mais une fleur échevelée et rare, à la saveur piquante, que l’on trouve dans les jardins à demi en friche, ses préférés, ceux qui sont pleins de surprises, elle pourrait se retenir de fermer les yeux et commencer à écrire sur son carnet du jour, se laisser aller à ressentir. Mais non, elle laisse passer.
Décidément, elle broie du noir ce soir… et s’endort en pensant : « Je ne fais jamais qu’écrivasser. Quand vais-je enfin écrire? »


09

La ville, métaphore du monde, s’étend devant elle. Une vue splendide. Un bonus. Une prime inattendue qu’elle vient vraiment de découvrir dans un moment de lassitude.
Elle scrute la masse mouvante des toits et des édifices. Elle plonge dans le réseau serré et inextricable des rues. Elle s’imagine oiseau : Grain-d’Aile n’est pas loin, et elle nomme enfin les lieux qu’elle peut identifier. Elle hésite parfois. Elle se reprend. Elle s’assure.
Fascinée par l’immense flot des villes où l’on se perd et se retrouve, le cliché n’est pas loin, elle se détourne seulement lorsque le scintillement des lumières emplit la nuit tombée déjà sans qu’elle s’en aperçoive et referme doucement la fenêtre sur l’obscurité.


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A chaque jour un mot. Aujourd’hui il semblerait qu’elle n’ait rien à dire. Elle s’est levée pesamment, alourdie par une nuit dense et noire dans laquelle elle a essayé en vain de trouver une brèche, un allègement à sa pesanteur. Rien n’y a fait.
Elle tourne en rond et se heurte sans cesse à la masse dure et mate de ce souvenir nocturne. Elle pense à un trou noir. Elle se sent accablée et mal à l’aise. Son corps pèse. Et pourtant rien n’a changé, pas un gramme de plus ce matin. Ses gestes sont lents et mal assurés, comme différés. Elle est encore dans le puits de la nuit : sans rêve, sans légèreté, sans repos.
Elle pourrait dormir de nouveau pour essayer de (re)trouver l’apaisement, mais tout la tire de l’avant : sa vie, le chat, le café, le vent qui s’infiltre par la fenêtre entrouverte et qui amène les effluves de l’orage dès le point du jour. Elle fait un pas, puis un autre. Son sang circule. Elle vivra encore aujourd’hui.


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Mille et une petites choses du quotidien la mobilisent. Choses de rien qui l’accaparent. Elle n’aime pas cela. Elle se tend, se crispe, rouspète. Mille et une petites choses insidieuses s’entassent en attente de résolution. Elle ne peut plus les éviter. Il faut les liquider. C’est important pour ne pas être noyée dans les remous impétueux du jour le jour qui apportent toujours leur lot d’incertitudes et d’imprévus.
Après elle ira mieux, mais ce ne sera jamais que momentané car elle n’arrive pas à régler tout à fait toutes ces petites choses du quotidien qui s’accumulent sagement comme un reproche muet. Elle ne peut donc pas goûter le repos parfait auquel elle aspire.
De jour en jour, mille et une petites choses tissent un fin réseau qui l’enferme dans ses responsabilités obligatoires. Elle ne souhaite que du provisoire.


18

Cela fait à présent quelques jours qu’elle n’est pas sortie, sinon pour approvisionner la maisonnée. Elle se trouve dans une de ces périodes d’insatisfaction latente qui la prend à la gorge au réveil et qui ne la quitte pas de tout le jour. Le sentiment diffus de rater tout ce qu’elle fait. Une perte de précision dans le geste et dans le regard. Elle contemple l’étendue de la journée et n’arrive pas à avoir de perspective positive.
Elle veut sortir, mais elle est incapable de bouger.
Elle se met à écrire fébrilement dans son cahier de poche, celui qu’elle traîne toujours avec elle, sur tout, sur rien. Sur rien surtout. C’est difficile. Brusquement elle pense à Flaubert et à sa tentative avortée d’écrire « un livre sur rien ». Elle y a pensé après coup. Ce n’est cependant pas son ambition. Mais les référents littéraires ont la peau dure. Les événements ne deviendront extraordinaires que si elle se donne la peine de les parer de mots magiques qui les feront vivre de manière insolite, décalée et inattendue. Finalement, elle pourrait aussi les « gueuler » s’en emplir la bouche et les faire éclater comme des feux d’artifices en espérant qu’ils ne se transforment pas en pétards mouillés. Elle pense à une histoire dure dans laquelle le personnage principal serait une femme intransigeante, insolente, volontaire et sûre d’elle, qui refuserait sans détour tout ce qui l’entrave.
Elle se met à lire, mais le sommeil la terrasse au bout de trois pages. Sa tête s’incline. Ses yeux se ferment. La lutte est vaine. Elle doit donc céder et s’abîmer dans les songes. Mais rêvera-t-elle ? Peut-être. Rien n’est sûr, même pas la tranquillité escomptée dans l’assoupissement.
Elle se lève, sort de sa torpeur stupide et prépare rapidement avec des gestes précis et économes le goûter qu’elle doit donner ce soir : tartes artisanales, riz au lait à la cannelle, halva à la vanille, cerises noires gonflées de jus, thé à la menthe, café, vin pétillant et jus de fruits. De quoi régaler les plus réticents de ses amis qui, en bande, viennent en fin de journée prendre la mesure de ce nouveau lieu investi récemment. Une sorte de crémaillère amicale à la bonne franquette.
La journée est presque passée. Il est 17h. Les premiers arrivent, les autres suivent. La fin de l’après-midi sera aimable. Ni torride, ni chaude. Ils se connaissent depuis longtemps et n’ont plus rien à se prouver.
Cependant, parmi ces amis, elle distingue, d’une part ceux avec qui s’établit un vrai contact, une véritable complicité quel que soit le terrain abordé, c’est à dire ceux avec qui la confiance indéfectible et réciproque circule, ceux qui ne chercheront jamais à la blesser délibérément parce qu’ils l’aiment vraiment pense-t-elle et parce qu’ils ont conscience de leur propre imperfection. D’autre part ceux, qui plus fugaces, se situent dans un entre-deux incertain par absence de générosité, par réserve circonspecte, ceux qui l’aiment bien certes, mais qui n’hésiteront pas, soit par manque de tact, soit par une malice teintée d’une légère méchanceté, à l’égratigner. Ils s’excuseront ensuite d’avoir « dépassé leur pensée » … Mais, songe-t-elle, le pensent-ils vraiment ? Ceux qui enfin, quelles que soient les circonstances, s’affalent bonaces et désabusés sur coussins et canapés dès qu’ils ont un verre à la main, prêts à s’incruster par amitié comme la tique sur le dos d’un chien. Ceux-là vous aiment de manière indifférente : aujourd’hui ils sont chez vous, demain, à l’identique, ils seront ailleurs. Peu importe pourvu qu’ils se vautrent avec un air de lassitude perpétuelle.
Il serait peut-être temps de réfléchir au mot amitié et d’en redéfinir le sens.
Aujourd’hui, elle n’a rien fait de spécial.


21

C’est la première lettre qui compte. Défaire ensuite tous les rubans qui retiennent toutes les lettres de papier pelure sable légèrement parfumées de musc, de benjoin, d’ambre et de patchouli. Un mélange poivré, kitch et inédit. Un sceau olfactif inoubliable. Le summum du mauvais goût s’empresserait d’ajouter tout esprit sensible à la trace visible et odorante des disparus dont la présence cependant perdure au fond du coffre indien. Quel tableau désuet conclurait-elle.
Raffinements inédits ou banalités des exhumations ? Elle ne saurait choisir les meilleurs termes. Ce n’est qu’un feu de paille qu’elle ravive et qui, éphémère, s’éteint au moindre bruissement des feuillets ouverts et repliés sur des secrets de Polichinelle. Elle referme le coffret aux secrets éventés et sort, cheveux au vent, courir le guilledou qui l’attend au coin de la rue. Voilà comment les ombres défuntes disparaissent enfin, la laissant soulagée.


23

Attablée devant « une assiette fraîcheur », le terme est de rigueur par cette première journée vraiment chaude de l’été, elle assiste sans le vouloir à une conversation qui n’en est pas une.
En fait, c’est le monologue pédant d’un fils, qui se voudrait savant et érudit, à son père. Il essaie manifestement de trouver un terrain d’entente, sinon d’intérêt commun. Il pérore pendant plus d’une heure sur les mérites comparés de la peinture du Moyen Âge et de la Renaissance. Les exemples sont précis, nombreux et illustrent bien le propos, soit l’évolution picturale : vision du monde, sujets traités : comment et pourquoi. Son exposé reste sec. Elle sent et elle sait qu’il ne s’est jamais placé à trois centimètres ou à trois mètres de ces toiles ou qu’il ne s’est extasié devant aucun de ces chefs-d’œuvre. Elle sait aussi qu’il ne s’en est pas détourné. Aucune des références évoquées par cet homme ne sont personnelles, elles n’ont pas été guidées par ses découvertes et ses réflexions. Il récite. Elle finit par savoir qu’en ce moment il lit l’ouvrage « remarquable » d’un critique d’art « génial » sur ces périodes. Il avait besoin de tester ce nouveau savoir fraîchement acquis sur un néophyte qui ne pourrait pas le contredire par ignorance. C’est cela le snobisme.
Par une pirouette, le père, qui n’a peut-être rien écouté de ce que disait son fils, saute du coq à l’âne et lui parle de Mondrian. Le fils désappointé, soudain insécurisé et mis en danger, parle plus haut, plus aigu, plus cassant en revenant à son propos – ou plus précisément au digest de la somme érudite qu’il a scrupuleusement lue, en diagonale s’entend, comme un potache qui bachote – sans relever celui de son père, qui ne fait pas partie du champ de son savoir. Chacun s’enferme dans un système et face à face, ils jouent au rendez-vous réussi. Pourtant, ils savent qu’ils se sont ratés, encore une fois. Cependant, aucun n’a le sentiment d’avoir perdu son temps puisqu’ils ont parlé à défaut de se parler. Parler, c’est essentiel, même au travers d’un double monologue. Se parler c’est mieux évidemment, mais ils sont sans doute satisfaits d’avoir fait leur devoir familial, soit probablement se voir au moins une fois l’an. C’est ce qu’elle croit en les écoutant malgré elle, tout en ayant l’air de faire autre chose. Une relation empoisonnée comme il y en a tant d’autres. Un cercle vicieux qui ne peut être franchement et nettement rompu parce que si les griefs existent de part et d’autre, ils ne sont jamais suffisamment aliénants ou importants pour justifier une rupture abrupte. C’est la force de l’orgueil qui est en chacun d’eux qui leur permet sans doute de supporter ce genre de situation inqualifiable où ils se croisent sans se voir, où leur parole devient théâtre.


24
Revenir sur le territoire de l’enfance et de l’adolescence est de plus en plus difficile au fur et à mesure que le temps avance. Il y a quelques années, il lui semblait être au seuil de ces tranches de vie et pouvoir les revivre avec vivacité en un clin d’œil. Aujourd’hui, tout est plus diffus, tout est plus dispersé, elle a l’impression d’avoir moins d’acuité à ressentir, mais ce n’est pas certain. Il lui faut surtout plus de temps pour plonger au cœur des événements, pour les répertorier et les revivre. Elle ne peut plus se contenter d’un seul claquement de doigt.




25
Finalement, elle a décidé d’explorer les territoires antérieurs, ceux de l’enfance, de l’adolescence, du jeune âge adulte. Ces états de la vie qui sont les plus lointains et auxquels elle a besoin de penser à partir de fragmentaires images qui ressurgissent.

Ce jour-là, exceptionnellement, ils étaient quatre. D’ordinaire ils étaient trois. Mais, les parents, qui voulaient montrer à quel point « le bon air » de la campagne était sain, avaient invité des amis avec leur fils, un grand dadet de quatorze ans. Elle n’en pensait pas moins, et elle le trouvait fourbe. Qu’allaient-ils faire de ce grand garçon monté en graine au pantalon trop court et aux chaussettes tirebouchonnées, eux, les petits qui n’avaient que dix, onze et douze ans ?
Philibert, le cadet, proposa la grange à foin, si pleine d’odeurs et de soleil rasant qui se frayait un passage par les interstices entre les planches mal jointes. Elle acquiesça à grand renfort de bons impétueux et désordonnés, un peu comme ceux d’un chevreuil, et prit la tête de l’expédition. Dahlia, la benjamine, suivait avec le grand de quatorze ans, la tête basse, en marmonnant. A l’entrée de la grange, la porte déglinguée s’ouvrait de travers mais sans difficulté et sans grincer dès qu’on la soulevait et qu’on lui imprimait un petit mouvement de rotation circulaire qui laissait un trait précis dans la poussière du chemin. C’est ce qui se passa : la porte s’ouvrit facilement. La grange n’était pas pleine car le foin était à demi rentré. Ils pourraient donc s’y jeter comme des fous depuis la longue poutre qui traversait la partie haute du bâtiment. C’était un jeu auquel Philibert et elle, l’aînée, excellaient, quant à Dahlia, elle traînait toujours les pieds pour participer aux parties toniques, euphoriques et vivifiantes qu’ils adoraient. Ce que Marie-Lou – c’est son nom – aimait par dessus tout, c’était le moment où elle allait sauter dans le vide, immense, lui semblait-il, après avoir évalué l’épaisseur des premiers tas de foin et la distance qui l’en séparait. C’était le moment fatidique, celui du creux à l’estomac, de la salive qui remonte, des jambes qui fléchissent avant le grand saut qui pouvait lui coûter sinon la vie du moins un bras ou une jambe si elle tombait trop loin du moelleux matelas d’herbe sèche. Après, tout se passait sans y penser. Elle se propulsait de l’avant suffisamment haut, le plus loin possible, en ramenant ses jambes vers sa poitrine. Ensuite, elle atterrissait enfin dans l’odeur piquante du foin coupé, détendue, heureuse, prête à recommencer indéfiniment jusqu’à ce que l’épuisement la terrasse, que ses membres indemnes soient lourds de courbatures, que sa respiration affolée par tant de frénésie se calme, que ses paupières se ferment sur la lumière dorée qui volait dans la poussière de paille en suspension, que l’intérieur de ses narines soit chatouillé par l’odeur d’herbe et de vieux bois, que sa langue pâteuse gonfle suffisamment dans sa bouche entrouverte pour qu’elle ait une irrépressible envie d’étancher sa soif avec cette eau froide et transparente qui coulait sans arrêt dans le bassin près de la maison où ils logeaient dans un ancien grenier à grains aménagé.


Voilà quels étaient les plaisirs de Marie-Lou, ceux qu’elle partageait avec Philibert, son complice des jours de liberté. Mais, avant de commencer, il allait falloir initier ce grand qui les suivait sans rien dire dans son costume de ville et qui n’avait aucune idée extraordinaire à leur soumettre pour passer l’après-midi.
Seulement, l’atmosphère se gâtait, car il semblait que ce blaireau qu’on leur avait filé entre les pattes ait envie de les initier à d’autres jeux moins légers. Marie-Lou et Philibert, mal à l’aise, contractés et méfiants, s’étaient rapprochés l’un de l’autre – ils se tenaient convulsivement la main, prêts à s’enfuir et à bondir hors de portée du cercle qu’ils formaient tous quatre dans le foin odorant. Le grand ne disait rien. L’air devenait plus lourd, plus opaque, chargé d’électricité.
Dahlia, la plus jeune et la plus poltronne, semblait fascinée par ce que le drôle avait sorti de sa braguette grande ouverte. Marie-Lou et Philibert se sentaient de plus en plus mal, vraiment. Dans leurs têtes, mille pensées se bousculaient pêle-mêle. Quelle horreur qu’elle est grosse et toute violette pourquoi il se la tient comme ça qu’est-ce qu’il dit appeler partir hurler qu’est-ce qu’il veut ? Dahlia le savait, visiblement. Elle se pencha vers lui et le suça sans autre forme de procès, à pleine bouche, dans un mouvement de va et vient parfaitement rodé. Elle avançait sa bouche comme une carpe qui respire, mordillait le gland et le léchait sur toute sa surface, puis le faisait disparaître prestement d’un seul coup de glotte en une longue goulée de peau jusqu’au fond de sa gorge sous la pression du grand qui la poussait en lui disant : « Allez, suce ! Suce-moi ! Plus fort ! Plus vite ! » Elle avouerait plus tard, cette petite goulue, qui geignait sans arrêt et pleurnichait à n’en plus finir dans les jupes de sa mère comme une sainte nitouche, que ce n’était pas la première fois qu’elle le faisait avec le grand.
Marie-Lou et Philibert se sentaient noués, en pleine nausée, au bord de l’évanouissement à la vision de cette succion laborieuse et appliquée. Ne supportant plus la vision de ce visage fourbe et mou aux yeux révulsés et à la bouche amère qui râlait bêtement, ils sautèrent brusquement sur la poutre et se lancèrent à grands cris dans l’air saturé d’images troubles. La tension retomba. Elle avait bien eu raison de se méfier de ce grand de quatorze ans qui en aurait quinze dans quelques jours. Dahlia se mit à pleurer, le grand se crispa et referma sa braguette. Marie-Lou et Philibert sautaient à qui mieux mieux en poussant des clameurs, des cris de Sioux, prêts à ameuter toute la maisonnée et le hameau en prime, jusqu’à ce que le grand excédé par ces jeux trop bruyants, par ces mômes mal dégrossis et pleurnichards sorte empoussiéré par la rage froide qui flottait dans l’air et l’envahissait.
Dans une heure il repartirait en ville. Il se dit qu’il ne verrait plus cette horde de demeurés qu’il avait laissée hurlante dans la grange. Il pensa aussi que c’était dommage pour Dahlia – ou plutôt pour lui – parce qu’elle suçait bien : il lui faudrait trouver quelqu’un d’autre, pour faire la besogne.

Aujourd’hui le grand aurait pu faire l’objet d’une plainte et être mis sous surveillance pour harcèlement.


26

Le chat, sur le bord de la terrasse, profite du soleil matinal et, consciencieusement, fait sa toilette, patte à patte, moustache après moustache, lissant son poil déjà si propre. Encore une toilette pour gommer les odeurs, pendant que dans l’herbe rase, la marche fébrile de quelques mulots débiles rejoignant la haie de roseaux résonne à ses oreilles. Patte en l’air, oreilles pointées, pelage frémissant, toilette interrompue, il est tout ouïe, tout attention pointue coupante comme la lame d’un rasoir. Silencieux, longiligne, un pas après l’autre essayant de se rendre invisible, il avance et tend le cou prêt à bondir sur cette manne imprévue, sur ce complément protéinique qui améliorera son ordinaire. Mais, les souris des champs, malignes, lui échappent encore. Il s’assoit étonné, penche la tête d’un air perplexe sur le côté pour regarder sous les taillis et, ne voyant rien, décide enfin d’attendre patiemment que ces bêtes menues se décident à sortir. Il s’allonge. Il a toute la journée devant lui.
La journée sera longue, pense-t-elle en regardant le chat qui, redevenu campagnard pour quelques jours, tente de reprendre un rythme où alternent chasse, territoire, sommeil et veille. Elle s’assoupit près de sa tasse de café entamée et repense à ce qu’elle a écrit hier. Elle ne fera aucun commentaire. Aujourd’hui, Dahlia est une femme conformiste ayant épousé un grand qui porte le même prénom que celui de son enfance. Philibert, toujours marginal, défend la survie de la nature, et la sienne par la même occasion, dans divers comités. Quant à elle, Marie-Lou, elle travaille toujours à l’alternance des possibles et veille à conserver son point d’équilibre.
Aujourd’hui donc, elle lira, car elle n’a plus rien à écrire, même pas que les pommiers sont chargés de fruits, que la fleur de magnolia a éclaté cette nuit, que la récolte de haricots verts a été bonne, qu’elle s’attarde sur les bruits environnants : le chant discontinu des oiseaux, le bourdonnement amplifié des abeilles lorsque l’on entre sous le feuillage du grand tilleul, le zézaiement des mouches qui cherchent quelques chairs à piquer, le cricri intermittent des grillons qui se déchaînent parfois, l’aboiement lointain d’un chien, le galop d’un cheval ou d’un mulet orphelin échappé du clos.


27

Tôt le matin, le hameau dort, calé contre les premiers contreforts face au lac qui peu à peu émerge de la brume d’été. Il fera chaud ce jour. C’est ce que disent les gens d’ici regroupés autour de quatre ou cinq noms de familles qui constituent l’élément stable de la population du coin. Elle regarde les quelques toits des maisons regroupées elles aussi autour de la petite route sinueuse. Pentus, ils pointent leur faîte vers le ciel avec simplicité depuis plus d’un siècle. Tout est calme. Si elle descend vers le hameau, elle devra saluer les uns et les autres. Ici, tout le monde dit « bonjour », même à ceux qui arrivent et qui sont inconnus. Le chat vient se frotter à ses jambes et minaude yeux plissés et « sourire vertical ». Elle se sent bien, toute nue, sous son ample robe de toile.


29

Promenons-nous dans les bois…


30

- Comment tu t’appelles ?
Elle vient de lever les yeux de sa lecture. Face à elle une fillette au visage rond épanoui, au large sourire, aux yeux pétillants et aux cheveux châtains tout bouclés, l’observe. Moment de surprise. Sourire. Elle se dit que la petite s’ennuie en voyage et ne peut pas se contenter de regarder défiler le paysage : prés, vaches, arbres, fils électriques, toits, villages… pendant trois heures d’affilée.
- Marie-Lou. Et toi ?
- Moi je m’appelle Farah.
- C’est un joli prénom.
- Où tu vas ?
- Et toi ?
- Moi je vais à Paris et après à Tunis et après…
- …C’est un long voyage.
De sa mallette, la petite sort un livre et des jouets.
- Tu joues avec moi ou tu me lis…
- Farah, ça suffit chérie, arrête d’embêter la dame, s’excuse le père avec un sourire.
C’est un assez beau garçon brun et vif, accompagné d’une femme splendide aux yeux flamboyants de passion apaisée peut-être par la climatisation et la longueur du trajet. La petite ne comprend pas la remarque et les raisons qui poussent son père à la priver de parler avec les autres passagers.
Marie-Lou se revoie soudain au même âge, à cinq ans. Elle aussi était bavarde, avait l’œil acéré et n’arrêtait pas d’égrener des pourquoi, pourquoi, pourquoi qui se répondaient en échos multiples et différés. Son père lui disait également, par souci de bien l’éduquer mais peut-être pour la forme lui semble-t-il à présent, de ne pas être si curieuse avec les inconnu(e)s.
Le voyage se poursuit.
Marie-Lou et Farah échangent quelques paroles par intermittence. Elles rêvent un peu en se regardant. La petite joue, se tortille, change d’interlocuteur, énumère des mots pour savoir si elle les sait bien, donne leur définition, ouvre son livre, tourne vite les pages, fixe Marie-Lou qui sent peser sur elle son regard. Farah s’assoupit.
Le voyage se poursuit.


Photographie de mhaleph

Paris brûle (3)

Revenant des plaines à blé de la Beauce où elle avait dû faire un stage intitulé : « Travail aux champs », elle roulait lentement vers Paris qu’elle n’avait pas vu depuis deux mois. En effet, entièrement et uniquement soucieuse de cette nouvelle expérience pratique et campagnarde que tous les citoyens, hommes et femmes, en âge de travailler devaient accomplir par roulement tous les cinq ans environ, elle n’avait pu à aucun moment revenir vers la ville qui l’avait vue naître.

Avant cette expérience céréalière, elle avait seulement retourné un peu de foin et chargé quelques charrettes, de meules. Cela avait eu lieu il y avait longtemps selon elle, très longtemps et à son initiative personnelle. En ce temps-là disait elle, on pouvait encore sortir sans masque. Les villes et les fermes n’étaient pas encore sous globe. Elle avait vingt ans. Elle vivait d’un quignon de pain, d’un oignon, d’une frottée à l’ail au raisin et d’un verre d’eau au déjeuner comme au dîner. Frugale, elle était aussi économe au centime près et portait toute la journée, été comme hiver, une paire « d’esclops » avec ou sans chaussettes tricotées maison avec de la laine de brebis à peine cardée et mal dégraissée. Elle avait encore la langue bien pendue et la répartie prompte, vivait nue sous des oripeaux de toile bise et se prenait pour une fermière de choc à la mode californienne sous prétexte qu’elle maniait épisodiquement la fourche et que trois fraises, quelques tomates et autant d’autres choses poussaient à l’aveuglette dans un jardinet grand comme un mouchoir de poche qu’elle fumait au crottin de mulet et à la bouse de vaches. Elle pensait cultiver les lettres de noblesse de la terre retrouvée. L’insouciance était son maître mot, il faisait beau chaque jour. L’inconstance son credo, au diable les attachements. L’inconscience sa patrie, la flamme perpétuelle y brûlait.

Un profil de tueuse qui filait droit et vite dans sa lenteur entêtée à revenir à pas comptés vers Paris délaissé, me disais-je, assis à côté d’elle dans sa voiture cabossée carrossée pratique et inusable, mais hermétique comme une boîte à sardines. Elle était l’énergie même et ne s’embarrassait jamais ni de nuances subtiles ni de fioritures chantournées. Elle allait droit au but, à l’essentiel sans perdre de temps.

Je l’avais rencontrée l’été précédent sur les bords de la Seine. Cela n’avait rien d’original, nous étions à Paris. J’y prenais le temps de flâner parce que j’avais prévu de faire du tourisme en dilettante dans ma propre ville. Elle faisait la tournée d’inspection de ses lieux de prédilection depuis qu’elle était enfant. Citadine de souche, elle adorait sa ville qu’elle n’aurait pas quittée pour un empire, mais elle aimait aussi ces escapades rurales dans lesquelles sa bonne conscience satisfaite reposait en paix après une dure journée de labeur à œuvrer pour nourrir la planète. C’était son jardin d’exil. Un mois, celui qui était imposé par l’état, ou deux ou trois, lorsqu’elle décidait de prolonger ses séjours extra-muros. Son physique décalé aux traits marqués et profonds, ses galoches et ses jeans cigarette en faisaient immédiatement une figure à part. Je l’avais vue. Rien ne me distinguait des autres promeneurs, sinon que j’avançais en la regardant fixement. Elle m’avait vu. C’est probablement cette force d’attraction réciproque et inattendue qui nous avait fait nous distinguer dans la foule.
Restait la question de l’abordage. Comment allais-je m’y prendre, pour mettre en œuvre cette métaphore pirate ? Comment faire en effet pour solliciter et obtenir plus qu’un regard, plus qu’une connivence fortuite ? Comment ouvrir le champ de la parole même lapidaire avec une inconnue un dimanche d’été à Paris sur les quais de la Seine ? La situation semblait tellement « cliché » qu’elle en était risible, et pourtant je la vivais parce que j’étais bien sur ces bords de Seine que j’aime et qu’elle y était aussi pour les mêmes raisons.
Mais un point commun, si hypothétique soit-il, est-il suffisant pour s’avancer vers quelqu’un que l’on ne connaît pas, qui plus est dans la foule, pour engager une conversation ? A ce moment-là, je n’avais ni le sentiment ni la sensation de me poser aussi clairement ces questions. Elles étaient là, certes, en filigrane, mais elles allaient et venaient à toute vitesse sans s’arrêter et ne faisaient finalement que m’effleurer. A quelques pas de moi, à présent face à la Seine et tournant le dos à l’espace promenade, elle balançait doucement ses pieds pendant dans le vide vers les ondes calmes du fleuve le long du mur de pierre qui descendait abruptement vers le cours de l’eau. Elle profitait du soleil d’août, sans s’alanguir, à la manière sérieuse des gens qui travaillent longtemps sans s’arrêter et qui ont du mal ensuite à trouver leur rythme. Je pensais en l’observant, à un fruit du midi aromatisé, à une gorgée de pulpe sucrée avalée avec délectation, à une pêche fendue par son excès de suc perlant sur le velours de sa peau, prête à éclater, gorgée de sève et de chaleur, dans la bouche. Un fruit mûri sur pied, pareil à ceux qu’on cueille plus bas dans le sud, quand on les laisse venir à point pour le plaisir du goût. Mon attention se déplaçait. Il faisait beau et chaud. Un temps idéal pour les métaphores fruitières qui grimpaient à l’assaut de mon esprit estival.
Je m’approchai et m’installai moi aussi sur le parapet à une distance qui convienne et préserve l’espace vital de chacun. Les gens déambulaient plus en retrait dans l’allée derrière nous et ne s’arrêtaient guère. J’étais inquiet de tous les gestes que je pourrais faire et de tous les propos indécents que je pourrais tenir. La situation me semblait délicate. Mais je me tourmentais en vain, puisque je fus brusquement assailli, au point d’en sursauter, par une voix mate, compacte et coupante qui m’invitait sans ambages à me présenter, à rester respectueux ou à me tirer. Le langage donnait le ton. Je m’exécutai et gardai prudemment mes distances. C’est ainsi que nous devînmes amis et convînmes de nous rencontrer régulièrement sur les bords de la Seine quel que soit le temps reconstitué. De ce point de départ hebdomadaire, nous longions le fleuve et déambulions dans les îles ou bien nous nous enfoncions dans Paris en suivant les rues sans itinéraire pour le plaisir de voir l’air s’ouvrir devant nous et d’entendre bouger nos paroles de vent. Rien ne semblait plus important que cette promenade improvisée, rien ne semblait sérieux hormis nos pas sur les trottoirs pédestres à l’ancienne des rues et des ruelles, sur les trottoirs roulants des avenues et des boulevards. Le grand dôme de verre qui recouvrait la ville nous rassurait. Au-delà c’était la mort. Tel un joyau bien taillé, finement ciselé et longuement poli, Paris brillait de mille feux et nous n’étions plus seuls au monde.
Elle avait trente cinq ans, quelques expériences dans les fontes de sa mémoire et devait partir « aux champs » officiellement pour la troisième fois de sa vie. Comme je l’ai déjà évoqué, elle attachait une importance particulière à ces stages d’entraide civile et pensait que nous ne pourrions survivre qu’en multipliant ces cessions dans tous les domaines. Je n’en étais pas sûr. Elle, si. Je pensais surtout que ces stages d’aide à la production permettraient aux citoyens de prendre conscience plus efficacement de leur appartenance à un grand ensemble qui ne se limitait plus au clan, au village, à la région, à la nation. Tous essayaient, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, de s-u-r-v-i-v-r-e. Ce n’était plus un problème strictement personnel, c’était devenu bon gré mal gré et bon en mal en l’affaire de tous. Sans exception, nous étions soumis à des consignes précises de décontamination à l’entrée et à la sortie des villes. Les villages n’existaient plus. Trop peu rentables compte tenu des infrastructures sanitaires à mettre en place pour chacun d’eux. Seules restaient les villes, les unités spéciales de vacances et les grandes unités agricoles et industrielles de production, dans lesquelles l’implantation de secteurs d’habitat paysagé et de loisir étaient strictement réservés aux travailleurs permanents et aux stagiaires de secteur. Autant dire, que nous étions tous, sans distinction, assignés à résidence et que nous ne pouvions nous déplacer que dans trois cas précis : pour les stages agricoles tous les cinq ans, pour les visites autorisées -deux par an, pas plus, et pas au-delà de trois jours consécutifs-, pour les séjours de vacances enfin, qui n’excédaient jamais plus de quinze jours. Le reste du temps, nous restions sur notre lieu principal de production. Il n’était plus question de partir à l’aventure sur les routes, sac au dos et sans masque. L’air était si nocif depuis le grand dérapage écologique mondial, que nul ne s’aventurait plus sans protection respiratoire hors des dômes. Les voitures elles-mêmes, qui servaient de navette entre ces demi-sphères scintillantes, se devaient d’être parfaitement hermétiques.
Nous vivions dangereusement. Dans ce monde sous contrôle aucune fissure n’était tolérée. Yasmine qui m’avait un jour entraîné au-delà d’Odéon dans un petit bistrot près du Luxembourg en était bien consciente. Mais je n’étais plus à notre conversation. J’étais revenu quinze ans en arrière. Ce petit bistrot au plancher tordu et inégal sur lequel la porte frottait chaque fois qu’un consommateur entrait, c’était celui de mes trente ans ! Tout était là, intact. Sauf les bistrotiers, âgés déjà, et probablement morts. Sauf cette femme au regard flamboyant qui avait déserté sa place et dont j’avais inventé l’histoire sur un cahier d’écolier retrouvé au fond d’un tiroir. Dans mon histoire elle s’appelait Jany. Sauf Judith qui n’était plus là pour me bousculer et m’entraîner d’office à des rendez-vous inutiles. Presque rien n’avait changé. Les mêmes serveurs, marqués par l’âge, supervisaient la salle et s’activaient raisonnablement auprès de leur clientèle, secondés par un jeune homme aux cheveux gominés et au poignet souple qui portait ses plateaux comme un équilibriste. Yasmine qui avait bien senti que quelque chose n’allait pas me regarda.
« Tu pars quand ? lui demandai-je confus.
- Dans huit jours. J’y reste deux mois.
- Et où seras-tu ?
- Dans la Beauce, bien sûr, ajouta-t-elle avec enthousiasme. Je serai de retour en octobre. Tu viendras me chercher ?
- Et tu crois qu’on va me laisser sortir comme ça ? Juste pour tes beaux yeux !
J’y étais allé sans doute un peu fort. Yasmine n’aimait pas qu’on évoque son physique étrange qui allait si bien avec ses tenues si peu ordinaires.
- Mais oui, grand reportage sur une ferme modèle, dans une région modèle ! Constater et montrer l’enthousiasme des travailleurs stagiaires intégrés aux plans d’aide civique et cætera, et cætera… ça devrait marcher non ? Dix ans après, il s’agit de ne pas flancher et de remonter le moral des troupes civiles !
Elle avait raison, ça marcherait ! Nous étions fin juillet et je me sentais accablé par son optimisme. Ne savait-elle pas, cette pionnière au grand cœur, que la révolte grondait, que des milices secrètes menaçaient la sécurité des villes ? Trop de règles, trop de contraintes, trop de pression. Les prisons de verre n’enchantaient personne. Mais pouvions-nous faire autrement, sinon au péril de nos vies ? J’étais inquiet encore. Les alarmes étaient sérieuses, les fanatiques de tous bords prêts à tout. Yasmine qui ne s’intéressait qu’aux livres et qu’aux gravures qu’elle vendait ou qu’elle troquait sur les bords de la Seine ou qu’à ses stages de production, filait doux sur la banquette de moleskine cramoisie songeant que ces services d’utilité publique lui donnaient une dimension supplémentaire, la justifiaient dans sa vie et l’investissaient d’une responsabilité vis à vis de la communauté internationale tout entière. Elle en était fière. Mes vieilles histoires ne l’intéresseraient sûrement pas. Et puis ce n’était pas le moment, elle allait partir dans huit jours et je n’entendrais plus le son âpre de sa voix qui me manquerait ainsi que nos balades hebdomadaires. Et elle, me manquerait-elle ?

Voilà où j’en étais de mes réflexions, lorsque je distinguai au loin une lueur étrange. Yasmine qui l’avait vue aussi me broya le poignet et hurla : « Non ! Paris ! Paris brûle ! » Mes inquiétudes étaient fondées. Yasmine enfermée jusque là dans son enthousiasme aveugle ne pouvait que constater sans comprendre et hurler : « Non ! Paris ! Paris brûle ! » Quant à moi, je m’en voulais de n’avoir pas su voir venir cette guerre civile à présent déchaînée trop tôt. Paris brûlait en effet sous son dôme de verre. Je me mis à pleurer. Paris brûlait. Elle éclata en sanglots. Nous nous regardâmes, consternés.
- Arrête-toi, lui dis-je, Paris brûle.

Décembre 2003


Photographie de mhaleph

Le voyage (2)

Sous sa peau la chaleur se répand, inlassablement. La grignote centimètre par centimètre. Du sommet de son crâne à la pointe de ses orteils, elle se diffuse, lentement. Puis, au détour d’un pas de côté, d’un regard qui palpite, elle éclate en micro feux d’artifice, à la jointure de ses articulations, à la racine de ses cheveux. Flux et reflux thermiques, la tension monte et redescend. Elle brûle et gèle en un instant.

Trois mois après sa première sortie au café, Lydie est partie en voyage et ne vit finalement pas ce qu’elle avait prévu. Pas de mots sucrés pour éclairer ses nuits, pas de mirages pour poursuivre sa vie. Aucun ornement pour la parer. Elle est. A l’état brut. Une chambre sommaire, même pas au bout rêvé du monde, mais juste de l’autre côté de la Méditerranée dans un dédale de ruelles pas aussi blanches qu’on le dit, encombrées de cris, saturées de mots étranges, gorgées d’odeurs indélicates, plombées de pleurs cachés et de chagrins mourants qui la laissent interdite, pleines de vies bancales. Elle les sent lorsqu’elle sort le matin très tôt, après la nuit froide qui descend du désert et avant l’implacable éclat blanc du jour. Elle entend toutes les paroles muettes qui sortent de tous les corps fondus dans la foule. Tout est parfait en apparence. Les sourires éclatent sur les visages ouverts, les yeux brillent dans les premières lueurs, les mains s’agitent amicalement au passage des promeneurs matinaux. Et cependant, elle perçoit bien le grondement intérieur de chaque passant qui la côtoie dans le souk aux allures de caverne, de chaque marchand qui essaie de l’allécher en vantant son étal.

Il n’y a que cette petite chambre sobre, sombre et vaguement humide, aux murs verts, qu’elle a louée, dans laquelle elle se sente à peu près bien, paisible.
Une porte en bois brut à deux battants légèrement écaillés dans le bas ouvre sur ce petit espace de repos qui donne sur une courette dallée au centre de laquelle coule sans interruption une minuscule fontaine de mosaïque d’un bleu profond. Crépusculaire. Presque noir. Son eau est douce, et rafraîchit tour à tour tous les habitants simples et modestes de la petite cour autour de laquelle s’organisent des maisons aux toits plats servant de terrasses. Aucun ornement, encore. Ni profusion de plantes rares, ni exubérance de couleurs. Ocre beige un peu poussiéreux mais pas trop, les murs restent discrets et protègent dans l’ombre les tout petits secrets tapis derrière les portes mal jointes.

C’est là que l’a menée Hassan, le petit bagagiste qui s’est précipité sur ses maigres ballots à son arrivée. Elle n’a rien pu dire. Elle ne savait pas où aller. Elle n’avait rien prévu. Elle s’imaginait qu’une caravane saharienne s’arrêterait devant elle, la ravirait et l’emmènerait dans le désert. Point de caravane, mais un petit homme de dix ans à l’affût de quelques sous à faire, qui lui proposa pour « pas cher » un toit « typique » au cœur de la médina. Un « vrai logement » chez sa tante. Lydie qui n’avait guère d’argent accepta en se disant que rien ne valait le contact direct avec le pays. Hassan resta aux petits soins avec elle : une orange, une poignée de dattes, quelques douceurs, un verre de thé à la menthe à la fleur d’oranger, venaient agrémenter le quotidien. Il sentait bien qu’elle n’était pas une touriste comme les autres. Hors saison, dépensant peu, demandant le prix et marchandant serré comme les femmes du pays, elle semblait vouloir se fondre dans ces nouveaux lieux. Elle avait opté instinctivement pour la discrétion – ce qui ne lui ressemblait pas – dans la mise et le comportement. La tante d’Hassan, qui avait tout de suite compris qu’elle était inquiète et désorientée, l’avait accueillie simplement mais chaleureusement et l’avait invitée le soir même à partager son repas et celui de son neveu sous prétexte de lui expliquer les règles de vie de la maison. Elles étaient simples. Chacun avait son tour autour de la cour : son tour pour la fontaine, son tour pour le nettoyage des dalles, son tour pour porter à cuire dans le four du quartier le pain de tous, son tour pour les visites de courtoisies aux uns et aux autres. Autour de la cour, il y avait cinq familles ou ce qu’il en restait. De part et d’autre de la porte qui menait à la rue, le marchand de fruits et légumes affublé d’une femme et de trois enfants et une couturière célibataire qui travaillait dur pour un revendeur du souk d’une part ; une jeune mère de deux enfants dont le mari taillait les barbes sur la place et deux étudiantes émancipées sous la tutelle de leur frère d’autre part. Au fond, face à la porte d’entrée, se trouvait le logement de la tante d’Hassan et celui qui lui était revenu après la mort de son fils, qu’elle louait. Elle vivait de cette location saisonnière grâce aux touristes qu’Hassan, son neveu, était chargé de lui amener. Sa vie était plus tranquille bien que chiche. Elle n’allait plus chanter dans les hôtels, parée comme Shéhérazade. Fini les longues préparations autour des voiles orientaux, fini les lourds maquillages théâtraux, fini les yeux coulés et ondoyants, fini les vocalises et les transes de commande. Aujourd’hui, elle se sentait plus pauvre mais plus libre. Veuve depuis quinze ans, elle vivait sa cinquantaine paisiblement et ne regrettait pas les vingt ans de contorsions diverses qu’elle avait dues endurer dès l’âge de quinze ans pour plaire encore et toujours aux touristes ignorants mais friqués qui venaient s’oublier aux portes du désert. Avec la naissance de son fils avait commencé sa nouvelle vie d’épouse et de danseuse. Son mari musicien l’accompagnait et l’honneur était sauf. En façade, sur la rue, se trouvait la boutique capharnaüm d’Abdurrahman où l’on trouvait de tout et dont la réserve donnait sur la cour ombreuse. C’est donc là, que Lydie a élu domicile pour… Elle ne sait pas encore très bien. Elle sait seulement qu’elle a besoin d’une pause. Une vraie.
Dans ce cul-de-basse-fosse avec les vrais habitants de ce vrai pays qu’elle ne connaît finalement pas, elle se rend compte qu’elle est très loin du rêve oriental qu’elle avait échafaudé pour être comblée. Cependant, y a-t-elle vraiment cru ? Sûrement pas, car Lydie lucide sait bien qu’elle ne se reconstruira ni sur des artifices, ni sur de la pacotille, ni sur des humeurs, ni sur des extravagances. Fini les provocations occasionnelles qu’elle pouvait encore s’offrir juste avant de plier bagages. Fini les fantaisies arrogantes pour se donner confiance. Elle a besoin de revenir à la réalité. Un intense besoin. Une nécessité impérieuse. Ici, dans ces lieux si modestes elle colle parfaitement à ce qui l’entoure sans y être entièrement. La présence attentive des habitants de la cour à son endroit la touche bien sûr, mais pas au point de s’abandonner, de vouloir en être vraiment. C’est bien compréhensible : elle n’est jamais qu’une passante, qu’une étrangère aimable et énigmatique qui garde ses secrets tout en prêtant une oreille complaisante à ceux qui veulent – derrière les volets clos, les moustiquaires languides jetées en travers des fenêtres et des lits, les paravents de bois sombre sculptés d’arabesques – livrer les leurs.

Lydie a toujours eu la capacité d’écouter patiemment les autres. Elle a toujours su recueillir menus secrets, légères angoisses, petits plaisirs. Malgré elle, elle inspire confiance. Elle, la jeune femme aujourd’hui silencieuse qui réfléchit plus qu’elle ne parle – mais, qu’elle se manifeste et certains disent alors : « On entend qu’elle ! » – attire les paroles étroites qui ne se disent que lentement sur un air de confiance, attire aussi les paroles pressées qui ne se disent que dans la confusion sur un air de débâcle. C’est son sourire aimable sans être mièvre et son regard pénétrant sans être inquisiteur qui ont décidé Irina à lui parler. A la faveur de l’ombre, un après-midi, à travers les battants à moucharabiehs de la maison où elle est séquestrée avec Sofia, sa sœur, elle sait intuitivement que l’étrangère, celle venue d’ailleurs, prêtera une oreille attentive à son histoire ordinaire, parce qu’elle n’appartient pas à la cour – pas encore –, parce qu’elle n’appartient pas à ce pays.

Irina et Sofia vivent sous la férule de leur frère Ali depuis la mort de leurs parents trois ans auparavant. Pour se défausser de ses responsabilités ou pour les assumer pleinement à la manière orientale, Ali aurait bien marié ses jeunes sœurs le plus rapidement possible. Plus de soucis pour lui, elles seraient passées de sa tutelle à celle de leur mari. Les préjugés sont tenaces et ne se déplacent pas ainsi. Mais, c’était sans compter sur la ténacité des jumelles qui voyaient d’un très mauvais œil l’avenir carcéral que leur réservait leur frère. Elèves de terminale au moment de l’accident, elles avaient déjà décidé de poursuivre leurs études, l’une en droit, l’autre en médecine. Des filières très classiques, dans lesquelles elles pensaient pouvoir être utiles, notamment aux femmes, qui ont tout à y gagner, car ignorées la plupart du temps dans leur pays. D’actualité donc ! Ali, qui n’était pourtant pas mauvais garçon et qui connaissait bien les idées progressistes de leurs défunts parents quant à l’éducation des filles, offrit malgré tout une résistance inattendue. Irina et Sofia durent avoir recours à leur bon sens et à leurs meilleurs arguments contre l’ignorance et en faveur du progrès social pour avoir gain de cause. Elles y arrivèrent après de longs mois acharnés de lutte et de négociation. Les seules, mais non pas les moindres, conditions imposées par Ali en contrepartie furent les suivantes : lui devoir un respect et une obéissance sans faille ; avoir un droit de regard absolu sur leurs emplois du temps et leurs relations ; vivre en trio fraternel sous le même toit. Irina et Sofia, sachant qu’elles ne pouvaient escompter être pour l’heure plus indépendantes, acceptèrent les conditions de leur frère, qu’elles savaient pointilleux et peu progressiste sur le chapitre des femmes contrairement à leur père. C’était mieux que rien. Soudain cette expression banale, et le plus souvent lancée comme une boutade, prenait tout son sens. Et quel sens ! Plutôt les conditions, pourtant inacceptables, d’Ali que la maison d’un époux inconnu et l’ennui à perpétuité. Elles allaient grandir, prendre de l’assurance et s’affranchir de leur frère. Tel était leur objectif. Mais Ali résistait pareil à un forcené et malgré les vingt ans passés de ses sœurs il les enfermait à la maison dès qu’elles revenaient de leurs cours. « Voilà où nous en sommes, dit sobrement Irina. Pourriez-vous nous aider ? » Lydie, l’épaule gauche légèrement appuyée contre le mur pâle et le front posé sur le volet de bois à claire-voie tout près de l’haleine tiède d’Irina, ne comprend pas tout de suite l’appel qui lui est adressé. Elle se sent démunie, face à une situation qu’elle ne connaît pas ou si peu ou de si loin… Elle ne sait pas exactement ce qu’elle peut faire ou ne pas faire, ce qu’elle doit faire ou ne doit pas faire. Elle a besoin de réfléchir à la meilleure façon d’agir. Elle le dit à Irina. Elle a aussi besoin des conseils avisés d’Amina, la tante d’Hassan, cette femme apaisée qui suggère sans jamais imposer. « Je reviendrai demain à la même heure et nous en reparlerons. De votre côté réfléchissez-y », souffle Lydie en s’éloignant pour rejoindre sa chambre bienfaisante.
Lydie rentre précipitamment dans sa pièce, désorientée par les paroles d’Irina. Elle a déjà croisé les jeunes filles dans la cour avec leur frère sans jamais soupçonner le moindre abus de pouvoir de la part d’Ali. Evidemment pourquoi penserait-elle ainsi ? Après tout, elle n’a aucune idée de ce que peut être la vie d’une femme soumise à la loi du père, du frère et du mari. La plupart du temps on ne pense pas ainsi en Occident. Lydie se débarrasse du cabas de paille qui lui tient lieu de fourre-tout, dépose quelques loukoums dans une petite coupe d’argile vernie, enfile une robe fraîche à la température de la pièce et se rend chez Amina qui doit boire le thé ou faire la sieste. Elle verra bien. En fait Amina prépare des mantecaos et c’est enfarinée qu’elle vient à la porte pour accueillir la jeune femme dont la peau s’irrite sous le soleil oblique.
- Entre ! Entre ! Que me vaut ta visite ? Je croyais qu’on ne se voyait que demain, lance Amina l’air animé.
- Une urgence ! Enfin je crois ! Je ne sais pas, répond Lydie en se glissant derrière la moustiquaire qui voile la porte.
- Une urgence ? Laquelle ? Tu n’es pas malade au moins ? Regarde-moi ?
- Ce n’est pas pour moi, c’est pour les jumelles.
- Les jumelles ! Et bien quoi les jumelles ? Je crois qu’il n’y a pas de problème de leur côté…
- …En fait si, c’est Ali…
- Ali ?
- Oui, il les séquestre entre leurs heures de cours. Elles vivent cloîtrées et ne peuvent sortir qu’avec lui.
- J’avais bien vu, mais ça n’a rien d’extraordinaire ici.
- Ce qui est extraordinaire c’est qu’elles sont étudiantes depuis trois ans, qu’elles ont encore autant d’années sinon plus à étudier, et qu’il compte encore les marier de force quand elles auront fini ou même avant ! Il n’a rien compris ! C’est possible ça, dis-moi ? Réplique Lydie passablement échauffée.
- Oui c’est possible et personne ici ne se mêlera de près ou de loin de cette affaire…, dit Amina en versant lentement mais fermement la juste quantité d’huile dans la farine sucrée.
- …Mais elles ont déjà un flirt, un petit ami avec lequel elles envisagent un avenir.
- Alors pour elles, la meilleure solution et la seule c’est de partir sans attendre. Ce ne sera pas simple, mais c’est la plus efficace car la plus radicale. Bien sûr il faut que leurs amis soient avec elles à cent pour cent sinon ce n’est pas la peine d’y penser ni d’envisager une évasion.
- Je vois… Et il n’y a pas moyen de convaincre leur frère d’être plus accommodant ?
- Essaie toujours !... Qui sait ? Tes charmes !... répond Amina d’un air malin en pétrissant la pâte avec énergie.
- Ce n’est pas amusant, tu n’es pas sérieuse !...
Lydie fait la moue, puis réattaque :
- Et la loi ? Qu’est-ce que tu en fais ? Elle a changé ici, non ?
- Et elles ? Qu’est-ce qu’elles en font ? Ce qui m’étonne, mais qu’à moitié, c’est qu’elles n’aient pas bougé le petit doigt pour saisir un avocat de leur affaire et attaquer leur frère pour abus de pouvoir !
- Tu vois, tu penses toi-même qu’elles…
- Je vois, je vois ; je vois surtout qu’elles n’ont soit pas beaucoup de cran pour résoudre efficacement leur problème, soit qu’elles ne sont pas aussi « évoluées » qu’elles voudraient bien le faire croire et qu’elles jouent les victimes ! S’emporte Amina.
- Tu exagères, lui reproche amèrement Lydie.
- Non, je n’exagère pas, je dis la vérité. Qu’est-ce que tu crois ? Ce n’est pas simple pour la plupart des femmes ici de trouver sa place entre modernité et tradition. Tu auras toujours des gens malheureusement qui tireront la loi vers le bas, si tu vois ce que je veux dire !
- Oui je vois : il y a la loi d’un côté et son application de l’autre pas toujours très suivie… l’inquiétude, le manque d’appui, faire face à la désapprobation, affronter une nouvelle vie …
- Exactement ! C’est ça, t’as tout compris.
Lydie n’est guère avancée et s’assoit sur le banc de terre blanchie qui longe une partie du mur de la cuisine face au foyer. Elle observe à présent Amina qui façonne patiemment les petits cônes qu’elle dispose un à un sur la plaque huilée. « Un bon thé en perspective », se dit-elle. Irina, Sofia et Ali flottent loin derrière dans son esprit. Elle les oublie un instant. Elle n’est plus que Lydie qui veut se reposer et regarder Amina enfourner les petits gâteaux encore mous, parfumés avec quelques zestes d’orange et de citron, qui craqueront sous la dent dans un quart d’heure. Elle ne veut être que cette Lydie venue ici pour se détendre et reprendre pied dans sa propre histoire sans trop de dégâts. Brusquement, elle n’a plus envie de tendre l’oreille à celle banale des jumelles et pourtant, dans le même instant, elle sait aussi ne pas être en règle avec sa conscience si elle ne tente rien, si elle ne fait pas le bon geste au bon moment. Le silence se fait. Amina passe sa main brune et tatouée dans les cheveux de Lydie en signe d’apaisement. Elle prépare ensuite le thé méthodiquement et le verse à grandes cascades dans les petits verres peints. Elle sort les gâteaux du four, les saupoudre de cannelle, les dépose dans une grande coupe de terre cuite et dit en la tendant à Lydie : « Tu veux goûter ? » Lydie prend un petit mantecao et s’abîme immobile dans sa dégustation.

Après le thé Lydie se lève et laisse Amina laver et ranger les divers ustensiles. Elle sort, troque sa robe d’été très déshabillée contre une djellaba de coton très fermée et va rejoindre Ali à l’entrée du souk où il tient boutique de prêt à porter local très adapté aux circonstances géopolitiques. La voyant arriver à grandes enjambées, Ali croit qu’elle a chaud et qu’elle se hâte vers l’ombre salutaire et bienfaisante des allées du souk qui ressemblent à des tonnelles de toile, de fibres et d’objets divers. Lorsqu’il la hèle, elle ne le contredit pas, accepte le verre d’eau qu’il lui propose aimablement et au cours d’une transaction marchande autour d’une paire de babouches et d’un burnous de laine mauve, elle glisse peu à peu vers le sujet qui lui tient à cœur. Ali ne comprend pas pourquoi cette voisine si discrète du fond de la cour cherche à sortir avec ses sœurs une à deux fois par semaine pour qu’elles lui servent de guide. Il ne pense à aucune ruse, mais se dit qu’elle a sûrement besoin de compagnie; il pense encore que, sans le savoir, elle peut être une alliée de choix en surveillant de près Irina et Sofia qui grandissent trop vite, trop vite. Déjà des femmes et des perspectives trop modernistes à son goût. Ali finit par accepter la proposition inattendue et innocente de l’étrangère à condition que le trio ne se divise jamais et qu’il puisse vérifier son existence à tout moment. Lydie lui fait remarquer poliment mais fermement avec une pointe d’humour et selon ses critères européens que « le servage c’est fini » et que « l’esclavage est d’un autre temps ». Ali perspicace ne répond pas à ce qu’il considère comme une boutade sans importance et se dit un demi-sourire aux lèvres: « Ici elle n’est pas en France, ça lui passera. » Dès le lendemain Lydie prévoit deux sorties pour la semaine en cours. Les trois jeunes femmes déterminent ensemble : le lieu, l’objectif et l’intérêt de leurs escapades presque enfantines. C’est ainsi qu’elles se rapprochent et deviennent amies. Les trente cinq ans de Lydie tempèrent les vingt et un ans parfois exubérants des jumelles qui font profiter avantageusement la française exilée de leur expérience orientale.

De fil en aiguille et de plaisanteries en palabres, Lydie se voit proposer un travail à mi-temps dans le service administratif d’une petite affaire commerciale dans laquelle Sofia a été stagiaire en tant que conseillère juridique provisoire. Sofia a plaidé brillamment la cause de Lydie : « Une jeune femme française, vivant très près des gens du pays, hors des circuits ordinaires du tourisme, très sérieuse, essayant d’apprendre notre langue par immersion, ayant peu de revenus réguliers et désirant rester encore quelques temps parmi nous. » Sofia a bien parlé. Ses anciens tuteurs de stage lui ont fait confiance en acceptant de prendre Lydie à l’essai pour un mois. Lydie a donné satisfaction et elle est restée. Elle est ravie d’avoir pu sortir de l’univers étroit de la cour à la minuscule fontaine dont elle connaît à présent – trois mois après – presque tous les résidents. Seul Abdurrahman est resté difficile à approcher. Toujours affairé et fuyant, la plupart du temps incapable de donner la moindre information sur les produits qu’il est sensé vendre. Un drôle de personnage douteux et énigmatique, qui donne sans arrêt le sentiment de n’être en règle avec rien et avec personne.

Après le travail, une fois rentrée, elle se met à écrire sur la petite table en bois brut qui fait face à la porte donnant sur la cour. Elle a envie de glycine et de chèvrefeuille derrière les lourds panneaux de bois entrouverts, mais elle n’est pas en Europe et le palmier dattier serait mieux à sa place dans ses rêves de végétation. Elle écrit facilement. Elle écrit fébrilement. Elle ne veut rien laisser derrière elle et repartir – elle y pense déjà – avec toutes ses émotions accumulées, enfermées dans ses bagages de pauvresse. Lorsqu’elle aura fini de suivre à la trace son stylo, sera-t-elle heureuse et délestée de cette tension diffuse qu’elle sent dans tous ses membres ou sera-t-elle triste et alourdie, épuisée par l’effort d’écrire ? Il est trop tôt pour le savoir. Elle sait seulement qu’elle n’ira pas voir les jumelles ce soir, car dans deux ou trois heures elle sera trop accablée de fatigue et affligée d’un appétit gigantesque. Dans sa tête, les folies de Marie Eberhardt et l’univers poétique de Saint John Perse se croisent, s’entrecroisent, se réunissent pour lui désigner les voies du moyen terme : y être mais à distance. « Y être » pour gommer la méfiance, « mais à distance » pour tempérer les empathies extrêmes. Fatiguée par cette longue journée, Lydie pose enfin sa plume, se jette sur sa couche et sombre dans un sommeil qui durera longtemps.

Ensuite, au matin, elle ira voir Irina et Sofia et reprendra sa vie d’ici pour quelque temps encore. Quelque temps seulement car Lydie a la désagréable impression d’être suivie. Elle est agacée. Elle a conscience que cela n’a aucun sens, que c’est illogique. Mais malgré tout, elle se sent hantée par cette ombre toujours à demi présente. Rêve ou réalité ? Les deux se confondent. Elle ne sait plus et c’est ce qui la met mal à l’aise : ne plus savoir, hésiter.

Dans ses rêves, Yasmine, sa jeune sœur, ce brin de blé idéaliste poussé en graine dans une terre bien irriguée, apparaît. Le sommeil de Lydie est agité. Elle envie Yasmine, sa mauvaise conscience, celle qui sait toujours agir avec efficacité, sans idéalisme excessif et sans illusion trompeuse, en toute circonstance. Comme elle, elle aimerait garder la tête froide. Malgré leurs quinze ans d’écart, c’est Yasmine, la benjamine, qui reste la plus mûre. Ce n’est pas un vain mot. Rien ne lui résiste et elle a déjà fait ses choix. Lydie au même âge, la prunelle effarouchée, rêvait sa vie et prenait ses décisions sur des coups de tête. Aujourd’hui Yasmine a la conscience d’un désastre imminent que sa sœur ne comprend pas. Elle vit chichement et se prépare avec calme et détermination.
Lydie sursaute, ouvre et ferme les mains dans son sommeil comme un chat qui détend et rétracte ses griffes.
Dans ses rêves, qu’elle souhaiterait souvent plus sereins, elle ne résout jamais rien. Elle va plutôt jusqu’au bout des situations les plus absurdes, des conflits les plus douloureux et se réveille la plupart du temps triste ou mécontente, en pleurant. Tous ses songes creux la ramènent à la perte, à la douleur insoutenable : de grands classiques, des clichés éculés. Elle se sent triviale, sans originalité. De plus, ce n’est même pas consolant de savoir que des milliers de gens avec elle rêvent à l’identique sur les mêmes sujets et sont rattrapés chaque nuit par des pans entiers de leurs vies enfouies, par des épisodes peu glorieux de leurs affects, par des souffrances trop cachées qui restent en jachère au fond d’eux-mêmes. Des friches à perte de vue.

Du fond de sa nuit, Lydie se voit arrêtée dans sa course dans cette cour, où le hasard, sous la houlette d’Hassan, l’a menée. Elle intente un procès au hasard et l’accuse de ne pas exister. Elle plaide coupable : elle ne pouvait pas aller plus loin : elle ne voulait pas, pas tout de suite, et l’enfant se trouvait là, au bon endroit, au bon moment, pour exercer son métier de rabatteurs à touristes.
Du fond de son sommeil, elle sent qu’elle doit partir, à présent, sans attendre. Elle se débat. Elle panique. Elle suffoque. Elle émerge enfin, la gorge nouée. Elle reste allongée sans bouger, écoute les bruits derrière les portes de bois et s’accroche aux premières lueurs matinales. Elle fait semblant d’avoir sommeil pour s’empêcher de se lever trop tôt. Mais elle n’y arrive pas. Les heures ont passé et la nuit avec elles. Lydie a son comptant de repos et d’énergie. Elle partira. Elle louera une voiture pour descendre plus au sud.
C’est ce qu’elle fait, vite, pour ne pas changer d’avis, ne pas se dire qu’elle ne peut quitter ainsi les habitants de la cour avec lesquels elle a noué des liens. Rien n’y fait. Elle dépose le prix du loyer sur la table à écrire pour sa logeuse, ainsi qu’une lettre et trois babioles dans une enveloppe pour les jumelles, plus une jonchée de bonjour bonsoir pour tous les autres. Rapidement elle plie bagages. Elle part. Personne en vue. Il est tôt. Elle traverse la cour, s’engouffre sous le porche béant, dévale la rue et saute dans le premier bus de la journée. Elle est partie. Elle cahote un moment, puis descend sur la place centrale et se dirige d’un pas ferme et résolu vers l’échoppe d’un loueur de voitures.

Trois heures plus tard, elle roule enfin vers le désert. Délivrée de l’encombrante sollicitude des habitants de la cour, elle savoure à nouveau sa liberté retrouvée. Aller. Ne pas se fixer. Venir. Se déplacer. A la fin du jour, elle prend un passager lourdement chargé d’un volumineux sac de farine porté péniblement sur l’épaule : un paysan qui rentre chez lui à pied. Il habite une grande maison fraîchement construite sur le bord d’un chemin poussiéreux. Pour la remercier, il lui offre l’hospitalité pour la nuit : un repas et un lit. Lydie fourbue accepte. Dans la grande maison à étage du paysan, elle monte un escalier brut et droit qui mène jusqu’au grand toit en terrasse surplombant la sécheresse implacable. Ensuite, elle entre dans un salon rectangulaire. Sur trois murs chaulés courent des divans bas recouverts de velours cramoisi et de plaids berbères. Au centre de la pièce, un grand tapis de laine odorante et une table à thé en cuivre. Lydie est priée de s’asseoir. Elle s’exécute et s’appuie aux coussins multicolores adossés aux murs le long des divans de repos. Elle se détend. Conduire sous le soleil, sur des routes pour la plupart chaotiques, l’a épuisée. Yassin, le paysan, lui propose un thé à la menthe fumant. C’est sa jeune femme, que Lydie n’a pas encore vue, qui viendra servir. Dextérité, application, efficacité, désir de satisfaire son hôte et son époux.

A peine le thé versé dans d’épais verres de couleur vive, elle sort précipitamment. Lydie s’étonne. Elle pensait qu’Amel prendrait le thé avec eux. La jeune femme revient portant un plateau chargé de pâtisseries qu’elle dépose près de la table. Puis elle disparaît de nouveau rapidement et humblement. Lydie s’inquiète auprès de Yassin des allées et venues incessantes de sa femme. Le paysan sourit : c’est ainsi. Sa femme ne vient jamais au salon devant les étrangers. Selon lui elle n’y a pas sa place. De toutes façons, l’heure du repas approche, elle doit se trouver à la cuisine et nulle part ailleurs. Lydie insiste et Yassin magnanime finit par convier sa femme et son enfant, un petit garçon de un an à peine, à se joindre à eux. Palabres diverses, photographies, échange de sourires pendant le quart d’heure autorisé. Puis Amel reprend l’enfant à son père, se dirige vers la porte, tend le petit garçon à une vieille femme apparue sur le seuil et va vers la cuisine. Ce soir elle fera des frites en l’honneur de la française et les servira avec de la viande de mouton.
La soirée est étrange. Yassin agit avec Lydie comme si elle était un homme. Il sait que les femmes du continent ne se comportent pas comme les femmes de paysans si proches du désert. Il lui fait honneur à sa manière et la remercie du mieux qu’il peut de lui avoir évité quelques dix kilomètres de marche à pied lourdement chargé : il a épargné son temps et sa santé.
Après le repas et un amer café, Lydie va prendre l’air immobile du soir sur la petite terrasse qui jouxte la cuisine. Il ne fait pas encore froid. La nuit n’est pas assez avancée. A ce moment-là, la vieille femme qui s’occupe de l’enfant apparaît, s’enhardit et s’approche d’elle. Elle tend vers Lydie son visage tatoué de bleu foncé sur lequel de longues rides profondes courent en suivant parfois le parcours des arabesques du motif qui l’orne. Elle lui parle, lui fait des signes, mais Lydie ne comprend pas. La vieille rit. Sans dents ou presque, elle rit encore, fait glisser ses bracelets le long de ses bras maigres, agite ses mains aigues, et du bout de ses doigts souples et décharnés commence à palper les vêtements de Lydie qui s’étonne de ce rituel. Voyant l’étonnement et peut-être l’inquiétude de son hôte, Amel qui surveille la scène depuis la porte de la cuisine donnant sur la terrasse, s’avance en souriant et apaisante, explique tant bien que mal que Aïcha, la vieille femme aux yeux malins, ne sort pratiquement jamais et voit donc peu d’occidentales. Aïcha est fascinée par la tenue « garçonnière » de la française pour qui elle a épluché les pommes de terre ce soir.
Elle rappelle à Lydie les rudes paysannes aux larges jupes bariolées, aux yeux sombres et aux rides profondes, faucilles à la main qu’elle a croisées dans un chemin en bordure d’un champ au cours d’une halte au moment du déjeuner. Ces femmes à l’air farouche avançant pesamment mais d’un pas juste et assuré par leur rythme commun, parlaient ainsi, entre elles, avec grand fracas. Lydie avait entendu leurs voix avant même de les voir. Elles avançaient en un groupe compact scrutant Lydie à découvert droit devant elles, en balançant leurs faucilles et leur coupe-coupe en cadence. L’espace d’un instant, au moment précis où elles croisaient l’étrangère, elles avaient imperceptiblement ralenties et s’étaient tues brièvement, puis elles avaient recommencé à parler, haut.
Voilà à quoi pensait Lydie en regardant Aïcha médusée se démener devant elle en lui lançant des paroles sonores. Lydie a bien compris ce qui se passait. Elle sourit. En confiance, les deux femmes, lui parlent avec frénésie et la tâtent en tous sens la faisant tourner sur elle-même. Elles veulent l’apprivoiser, lui ouvrir les portes de leur univers où l’on parle autant avec les mains qui touchent, avec les yeux qui fouillent qu’avec la bouche. Elles vont et viennent, lui apportent du linge pour dormir et l’installent dans le salon débarrassé pour passer la nuit. C’est leur rôle. Yassin, lui, s’est retiré après le café amer. Choyée, Lydie s’endort face à la fenêtre brillante d’étoiles.
Le lendemain matin, dans le silence du désert proche, elle se réveille étourdie, éblouie, frappée par la pureté du ciel, la qualité de la lumière, l’intensité des couleurs qui s’encadrent dans la fenêtre sans vitres. Le choc est saisissant. Jamais elle n’a vu tant de beauté.

Etait-elle en train de renaître, de retrouver le monde à son origine, dans un temps de l’au-delà de la mémoire ? Des mots, ce n’était que des mots qui voulaient se dire, s’écrire, exister.
Elle sentit alors ses poumons s’ouvrir sous la première vague de fraîcheur de la matinée. Le soleil était déjà haut lui semblait-il, mais l’air n’avait pas encore cette lourdeur de fournaise de fin de journée. Ses poumons s’élargissaient comme ceux d’un enfant nouveau né pour accueillir à l’aube de l’humanité un air sans défaut, un oxygène d’une pureté sans pareille, d’une grande rareté.
Elle se sentait respirer pour la première fois. Enfin non, pas la première, la seconde, car elle finit par se rappeler qu’elle ne vivait pas une situation inédite. Elle était née, bien sûr il y a longtemps – mais tout est relatif – et avait déjà ouvert ses poumons à la vie.
La mémoire fossile de cette naissance ancienne, l’avertissait qu’en ces temps reculés l’air était moins pur, l’oxygène plus rare. Qui l’eut cru ! Paradoxe ? Fantaisie ? Cela n’avait aucune importance. Ce dont sa mémoire parasite se souvenait tout de même, c’est qu’elle était née à l’issue de plusieurs heures de lutte, de souffrance et de cris.
Le regard hypnotisé par le carré frais et lumineux de l’ouverture, il lui semblait pourtant vivre pour la première fois. Première découverte. Premier regard. Premières odeurs. Premières sensations de chaud et de froid. Elle se leva, enfila rapidement ses vêtements et alla sur la terrasse où les femmes l’avaient déjà devancée. Ces femmes, dans la lumière du matin, représentaient la part d’ombre dans chaque maison du pays. Elles avaient beau aujourd’hui avoir des droits plus avantageux, elles restaient cependant, malgré tout et pour beaucoup d’entre elles : les vivantes de la pénombre. Lydie les salua et leur fit comprendre du geste qu’elle devait partir avant que le soleil ne soit trop haut et ne la grille sur place. Compréhensives, Amel et Aïcha lui servirent un petit déjeuner de thé, de galettes et de figues, appelèrent Yassin, allèrent chercher le petit Djamel afin que tous soient réunis au moment de son départ, pour que tous – du plus âgé au plus jeune – puissent lui manifester leur gratitude d’avoir accepté leur hospitalité.

2004-2006