jeudi 8 novembre 2007

Le voyage (2)

Sous sa peau la chaleur se répand, inlassablement. La grignote centimètre par centimètre. Du sommet de son crâne à la pointe de ses orteils, elle se diffuse, lentement. Puis, au détour d’un pas de côté, d’un regard qui palpite, elle éclate en micro feux d’artifice, à la jointure de ses articulations, à la racine de ses cheveux. Flux et reflux thermiques, la tension monte et redescend. Elle brûle et gèle en un instant.

Trois mois après sa première sortie au café, Lydie est partie en voyage et ne vit finalement pas ce qu’elle avait prévu. Pas de mots sucrés pour éclairer ses nuits, pas de mirages pour poursuivre sa vie. Aucun ornement pour la parer. Elle est. A l’état brut. Une chambre sommaire, même pas au bout rêvé du monde, mais juste de l’autre côté de la Méditerranée dans un dédale de ruelles pas aussi blanches qu’on le dit, encombrées de cris, saturées de mots étranges, gorgées d’odeurs indélicates, plombées de pleurs cachés et de chagrins mourants qui la laissent interdite, pleines de vies bancales. Elle les sent lorsqu’elle sort le matin très tôt, après la nuit froide qui descend du désert et avant l’implacable éclat blanc du jour. Elle entend toutes les paroles muettes qui sortent de tous les corps fondus dans la foule. Tout est parfait en apparence. Les sourires éclatent sur les visages ouverts, les yeux brillent dans les premières lueurs, les mains s’agitent amicalement au passage des promeneurs matinaux. Et cependant, elle perçoit bien le grondement intérieur de chaque passant qui la côtoie dans le souk aux allures de caverne, de chaque marchand qui essaie de l’allécher en vantant son étal.

Il n’y a que cette petite chambre sobre, sombre et vaguement humide, aux murs verts, qu’elle a louée, dans laquelle elle se sente à peu près bien, paisible.
Une porte en bois brut à deux battants légèrement écaillés dans le bas ouvre sur ce petit espace de repos qui donne sur une courette dallée au centre de laquelle coule sans interruption une minuscule fontaine de mosaïque d’un bleu profond. Crépusculaire. Presque noir. Son eau est douce, et rafraîchit tour à tour tous les habitants simples et modestes de la petite cour autour de laquelle s’organisent des maisons aux toits plats servant de terrasses. Aucun ornement, encore. Ni profusion de plantes rares, ni exubérance de couleurs. Ocre beige un peu poussiéreux mais pas trop, les murs restent discrets et protègent dans l’ombre les tout petits secrets tapis derrière les portes mal jointes.

C’est là que l’a menée Hassan, le petit bagagiste qui s’est précipité sur ses maigres ballots à son arrivée. Elle n’a rien pu dire. Elle ne savait pas où aller. Elle n’avait rien prévu. Elle s’imaginait qu’une caravane saharienne s’arrêterait devant elle, la ravirait et l’emmènerait dans le désert. Point de caravane, mais un petit homme de dix ans à l’affût de quelques sous à faire, qui lui proposa pour « pas cher » un toit « typique » au cœur de la médina. Un « vrai logement » chez sa tante. Lydie qui n’avait guère d’argent accepta en se disant que rien ne valait le contact direct avec le pays. Hassan resta aux petits soins avec elle : une orange, une poignée de dattes, quelques douceurs, un verre de thé à la menthe à la fleur d’oranger, venaient agrémenter le quotidien. Il sentait bien qu’elle n’était pas une touriste comme les autres. Hors saison, dépensant peu, demandant le prix et marchandant serré comme les femmes du pays, elle semblait vouloir se fondre dans ces nouveaux lieux. Elle avait opté instinctivement pour la discrétion – ce qui ne lui ressemblait pas – dans la mise et le comportement. La tante d’Hassan, qui avait tout de suite compris qu’elle était inquiète et désorientée, l’avait accueillie simplement mais chaleureusement et l’avait invitée le soir même à partager son repas et celui de son neveu sous prétexte de lui expliquer les règles de vie de la maison. Elles étaient simples. Chacun avait son tour autour de la cour : son tour pour la fontaine, son tour pour le nettoyage des dalles, son tour pour porter à cuire dans le four du quartier le pain de tous, son tour pour les visites de courtoisies aux uns et aux autres. Autour de la cour, il y avait cinq familles ou ce qu’il en restait. De part et d’autre de la porte qui menait à la rue, le marchand de fruits et légumes affublé d’une femme et de trois enfants et une couturière célibataire qui travaillait dur pour un revendeur du souk d’une part ; une jeune mère de deux enfants dont le mari taillait les barbes sur la place et deux étudiantes émancipées sous la tutelle de leur frère d’autre part. Au fond, face à la porte d’entrée, se trouvait le logement de la tante d’Hassan et celui qui lui était revenu après la mort de son fils, qu’elle louait. Elle vivait de cette location saisonnière grâce aux touristes qu’Hassan, son neveu, était chargé de lui amener. Sa vie était plus tranquille bien que chiche. Elle n’allait plus chanter dans les hôtels, parée comme Shéhérazade. Fini les longues préparations autour des voiles orientaux, fini les lourds maquillages théâtraux, fini les yeux coulés et ondoyants, fini les vocalises et les transes de commande. Aujourd’hui, elle se sentait plus pauvre mais plus libre. Veuve depuis quinze ans, elle vivait sa cinquantaine paisiblement et ne regrettait pas les vingt ans de contorsions diverses qu’elle avait dues endurer dès l’âge de quinze ans pour plaire encore et toujours aux touristes ignorants mais friqués qui venaient s’oublier aux portes du désert. Avec la naissance de son fils avait commencé sa nouvelle vie d’épouse et de danseuse. Son mari musicien l’accompagnait et l’honneur était sauf. En façade, sur la rue, se trouvait la boutique capharnaüm d’Abdurrahman où l’on trouvait de tout et dont la réserve donnait sur la cour ombreuse. C’est donc là, que Lydie a élu domicile pour… Elle ne sait pas encore très bien. Elle sait seulement qu’elle a besoin d’une pause. Une vraie.
Dans ce cul-de-basse-fosse avec les vrais habitants de ce vrai pays qu’elle ne connaît finalement pas, elle se rend compte qu’elle est très loin du rêve oriental qu’elle avait échafaudé pour être comblée. Cependant, y a-t-elle vraiment cru ? Sûrement pas, car Lydie lucide sait bien qu’elle ne se reconstruira ni sur des artifices, ni sur de la pacotille, ni sur des humeurs, ni sur des extravagances. Fini les provocations occasionnelles qu’elle pouvait encore s’offrir juste avant de plier bagages. Fini les fantaisies arrogantes pour se donner confiance. Elle a besoin de revenir à la réalité. Un intense besoin. Une nécessité impérieuse. Ici, dans ces lieux si modestes elle colle parfaitement à ce qui l’entoure sans y être entièrement. La présence attentive des habitants de la cour à son endroit la touche bien sûr, mais pas au point de s’abandonner, de vouloir en être vraiment. C’est bien compréhensible : elle n’est jamais qu’une passante, qu’une étrangère aimable et énigmatique qui garde ses secrets tout en prêtant une oreille complaisante à ceux qui veulent – derrière les volets clos, les moustiquaires languides jetées en travers des fenêtres et des lits, les paravents de bois sombre sculptés d’arabesques – livrer les leurs.

Lydie a toujours eu la capacité d’écouter patiemment les autres. Elle a toujours su recueillir menus secrets, légères angoisses, petits plaisirs. Malgré elle, elle inspire confiance. Elle, la jeune femme aujourd’hui silencieuse qui réfléchit plus qu’elle ne parle – mais, qu’elle se manifeste et certains disent alors : « On entend qu’elle ! » – attire les paroles étroites qui ne se disent que lentement sur un air de confiance, attire aussi les paroles pressées qui ne se disent que dans la confusion sur un air de débâcle. C’est son sourire aimable sans être mièvre et son regard pénétrant sans être inquisiteur qui ont décidé Irina à lui parler. A la faveur de l’ombre, un après-midi, à travers les battants à moucharabiehs de la maison où elle est séquestrée avec Sofia, sa sœur, elle sait intuitivement que l’étrangère, celle venue d’ailleurs, prêtera une oreille attentive à son histoire ordinaire, parce qu’elle n’appartient pas à la cour – pas encore –, parce qu’elle n’appartient pas à ce pays.

Irina et Sofia vivent sous la férule de leur frère Ali depuis la mort de leurs parents trois ans auparavant. Pour se défausser de ses responsabilités ou pour les assumer pleinement à la manière orientale, Ali aurait bien marié ses jeunes sœurs le plus rapidement possible. Plus de soucis pour lui, elles seraient passées de sa tutelle à celle de leur mari. Les préjugés sont tenaces et ne se déplacent pas ainsi. Mais, c’était sans compter sur la ténacité des jumelles qui voyaient d’un très mauvais œil l’avenir carcéral que leur réservait leur frère. Elèves de terminale au moment de l’accident, elles avaient déjà décidé de poursuivre leurs études, l’une en droit, l’autre en médecine. Des filières très classiques, dans lesquelles elles pensaient pouvoir être utiles, notamment aux femmes, qui ont tout à y gagner, car ignorées la plupart du temps dans leur pays. D’actualité donc ! Ali, qui n’était pourtant pas mauvais garçon et qui connaissait bien les idées progressistes de leurs défunts parents quant à l’éducation des filles, offrit malgré tout une résistance inattendue. Irina et Sofia durent avoir recours à leur bon sens et à leurs meilleurs arguments contre l’ignorance et en faveur du progrès social pour avoir gain de cause. Elles y arrivèrent après de longs mois acharnés de lutte et de négociation. Les seules, mais non pas les moindres, conditions imposées par Ali en contrepartie furent les suivantes : lui devoir un respect et une obéissance sans faille ; avoir un droit de regard absolu sur leurs emplois du temps et leurs relations ; vivre en trio fraternel sous le même toit. Irina et Sofia, sachant qu’elles ne pouvaient escompter être pour l’heure plus indépendantes, acceptèrent les conditions de leur frère, qu’elles savaient pointilleux et peu progressiste sur le chapitre des femmes contrairement à leur père. C’était mieux que rien. Soudain cette expression banale, et le plus souvent lancée comme une boutade, prenait tout son sens. Et quel sens ! Plutôt les conditions, pourtant inacceptables, d’Ali que la maison d’un époux inconnu et l’ennui à perpétuité. Elles allaient grandir, prendre de l’assurance et s’affranchir de leur frère. Tel était leur objectif. Mais Ali résistait pareil à un forcené et malgré les vingt ans passés de ses sœurs il les enfermait à la maison dès qu’elles revenaient de leurs cours. « Voilà où nous en sommes, dit sobrement Irina. Pourriez-vous nous aider ? » Lydie, l’épaule gauche légèrement appuyée contre le mur pâle et le front posé sur le volet de bois à claire-voie tout près de l’haleine tiède d’Irina, ne comprend pas tout de suite l’appel qui lui est adressé. Elle se sent démunie, face à une situation qu’elle ne connaît pas ou si peu ou de si loin… Elle ne sait pas exactement ce qu’elle peut faire ou ne pas faire, ce qu’elle doit faire ou ne doit pas faire. Elle a besoin de réfléchir à la meilleure façon d’agir. Elle le dit à Irina. Elle a aussi besoin des conseils avisés d’Amina, la tante d’Hassan, cette femme apaisée qui suggère sans jamais imposer. « Je reviendrai demain à la même heure et nous en reparlerons. De votre côté réfléchissez-y », souffle Lydie en s’éloignant pour rejoindre sa chambre bienfaisante.
Lydie rentre précipitamment dans sa pièce, désorientée par les paroles d’Irina. Elle a déjà croisé les jeunes filles dans la cour avec leur frère sans jamais soupçonner le moindre abus de pouvoir de la part d’Ali. Evidemment pourquoi penserait-elle ainsi ? Après tout, elle n’a aucune idée de ce que peut être la vie d’une femme soumise à la loi du père, du frère et du mari. La plupart du temps on ne pense pas ainsi en Occident. Lydie se débarrasse du cabas de paille qui lui tient lieu de fourre-tout, dépose quelques loukoums dans une petite coupe d’argile vernie, enfile une robe fraîche à la température de la pièce et se rend chez Amina qui doit boire le thé ou faire la sieste. Elle verra bien. En fait Amina prépare des mantecaos et c’est enfarinée qu’elle vient à la porte pour accueillir la jeune femme dont la peau s’irrite sous le soleil oblique.
- Entre ! Entre ! Que me vaut ta visite ? Je croyais qu’on ne se voyait que demain, lance Amina l’air animé.
- Une urgence ! Enfin je crois ! Je ne sais pas, répond Lydie en se glissant derrière la moustiquaire qui voile la porte.
- Une urgence ? Laquelle ? Tu n’es pas malade au moins ? Regarde-moi ?
- Ce n’est pas pour moi, c’est pour les jumelles.
- Les jumelles ! Et bien quoi les jumelles ? Je crois qu’il n’y a pas de problème de leur côté…
- …En fait si, c’est Ali…
- Ali ?
- Oui, il les séquestre entre leurs heures de cours. Elles vivent cloîtrées et ne peuvent sortir qu’avec lui.
- J’avais bien vu, mais ça n’a rien d’extraordinaire ici.
- Ce qui est extraordinaire c’est qu’elles sont étudiantes depuis trois ans, qu’elles ont encore autant d’années sinon plus à étudier, et qu’il compte encore les marier de force quand elles auront fini ou même avant ! Il n’a rien compris ! C’est possible ça, dis-moi ? Réplique Lydie passablement échauffée.
- Oui c’est possible et personne ici ne se mêlera de près ou de loin de cette affaire…, dit Amina en versant lentement mais fermement la juste quantité d’huile dans la farine sucrée.
- …Mais elles ont déjà un flirt, un petit ami avec lequel elles envisagent un avenir.
- Alors pour elles, la meilleure solution et la seule c’est de partir sans attendre. Ce ne sera pas simple, mais c’est la plus efficace car la plus radicale. Bien sûr il faut que leurs amis soient avec elles à cent pour cent sinon ce n’est pas la peine d’y penser ni d’envisager une évasion.
- Je vois… Et il n’y a pas moyen de convaincre leur frère d’être plus accommodant ?
- Essaie toujours !... Qui sait ? Tes charmes !... répond Amina d’un air malin en pétrissant la pâte avec énergie.
- Ce n’est pas amusant, tu n’es pas sérieuse !...
Lydie fait la moue, puis réattaque :
- Et la loi ? Qu’est-ce que tu en fais ? Elle a changé ici, non ?
- Et elles ? Qu’est-ce qu’elles en font ? Ce qui m’étonne, mais qu’à moitié, c’est qu’elles n’aient pas bougé le petit doigt pour saisir un avocat de leur affaire et attaquer leur frère pour abus de pouvoir !
- Tu vois, tu penses toi-même qu’elles…
- Je vois, je vois ; je vois surtout qu’elles n’ont soit pas beaucoup de cran pour résoudre efficacement leur problème, soit qu’elles ne sont pas aussi « évoluées » qu’elles voudraient bien le faire croire et qu’elles jouent les victimes ! S’emporte Amina.
- Tu exagères, lui reproche amèrement Lydie.
- Non, je n’exagère pas, je dis la vérité. Qu’est-ce que tu crois ? Ce n’est pas simple pour la plupart des femmes ici de trouver sa place entre modernité et tradition. Tu auras toujours des gens malheureusement qui tireront la loi vers le bas, si tu vois ce que je veux dire !
- Oui je vois : il y a la loi d’un côté et son application de l’autre pas toujours très suivie… l’inquiétude, le manque d’appui, faire face à la désapprobation, affronter une nouvelle vie …
- Exactement ! C’est ça, t’as tout compris.
Lydie n’est guère avancée et s’assoit sur le banc de terre blanchie qui longe une partie du mur de la cuisine face au foyer. Elle observe à présent Amina qui façonne patiemment les petits cônes qu’elle dispose un à un sur la plaque huilée. « Un bon thé en perspective », se dit-elle. Irina, Sofia et Ali flottent loin derrière dans son esprit. Elle les oublie un instant. Elle n’est plus que Lydie qui veut se reposer et regarder Amina enfourner les petits gâteaux encore mous, parfumés avec quelques zestes d’orange et de citron, qui craqueront sous la dent dans un quart d’heure. Elle ne veut être que cette Lydie venue ici pour se détendre et reprendre pied dans sa propre histoire sans trop de dégâts. Brusquement, elle n’a plus envie de tendre l’oreille à celle banale des jumelles et pourtant, dans le même instant, elle sait aussi ne pas être en règle avec sa conscience si elle ne tente rien, si elle ne fait pas le bon geste au bon moment. Le silence se fait. Amina passe sa main brune et tatouée dans les cheveux de Lydie en signe d’apaisement. Elle prépare ensuite le thé méthodiquement et le verse à grandes cascades dans les petits verres peints. Elle sort les gâteaux du four, les saupoudre de cannelle, les dépose dans une grande coupe de terre cuite et dit en la tendant à Lydie : « Tu veux goûter ? » Lydie prend un petit mantecao et s’abîme immobile dans sa dégustation.

Après le thé Lydie se lève et laisse Amina laver et ranger les divers ustensiles. Elle sort, troque sa robe d’été très déshabillée contre une djellaba de coton très fermée et va rejoindre Ali à l’entrée du souk où il tient boutique de prêt à porter local très adapté aux circonstances géopolitiques. La voyant arriver à grandes enjambées, Ali croit qu’elle a chaud et qu’elle se hâte vers l’ombre salutaire et bienfaisante des allées du souk qui ressemblent à des tonnelles de toile, de fibres et d’objets divers. Lorsqu’il la hèle, elle ne le contredit pas, accepte le verre d’eau qu’il lui propose aimablement et au cours d’une transaction marchande autour d’une paire de babouches et d’un burnous de laine mauve, elle glisse peu à peu vers le sujet qui lui tient à cœur. Ali ne comprend pas pourquoi cette voisine si discrète du fond de la cour cherche à sortir avec ses sœurs une à deux fois par semaine pour qu’elles lui servent de guide. Il ne pense à aucune ruse, mais se dit qu’elle a sûrement besoin de compagnie; il pense encore que, sans le savoir, elle peut être une alliée de choix en surveillant de près Irina et Sofia qui grandissent trop vite, trop vite. Déjà des femmes et des perspectives trop modernistes à son goût. Ali finit par accepter la proposition inattendue et innocente de l’étrangère à condition que le trio ne se divise jamais et qu’il puisse vérifier son existence à tout moment. Lydie lui fait remarquer poliment mais fermement avec une pointe d’humour et selon ses critères européens que « le servage c’est fini » et que « l’esclavage est d’un autre temps ». Ali perspicace ne répond pas à ce qu’il considère comme une boutade sans importance et se dit un demi-sourire aux lèvres: « Ici elle n’est pas en France, ça lui passera. » Dès le lendemain Lydie prévoit deux sorties pour la semaine en cours. Les trois jeunes femmes déterminent ensemble : le lieu, l’objectif et l’intérêt de leurs escapades presque enfantines. C’est ainsi qu’elles se rapprochent et deviennent amies. Les trente cinq ans de Lydie tempèrent les vingt et un ans parfois exubérants des jumelles qui font profiter avantageusement la française exilée de leur expérience orientale.

De fil en aiguille et de plaisanteries en palabres, Lydie se voit proposer un travail à mi-temps dans le service administratif d’une petite affaire commerciale dans laquelle Sofia a été stagiaire en tant que conseillère juridique provisoire. Sofia a plaidé brillamment la cause de Lydie : « Une jeune femme française, vivant très près des gens du pays, hors des circuits ordinaires du tourisme, très sérieuse, essayant d’apprendre notre langue par immersion, ayant peu de revenus réguliers et désirant rester encore quelques temps parmi nous. » Sofia a bien parlé. Ses anciens tuteurs de stage lui ont fait confiance en acceptant de prendre Lydie à l’essai pour un mois. Lydie a donné satisfaction et elle est restée. Elle est ravie d’avoir pu sortir de l’univers étroit de la cour à la minuscule fontaine dont elle connaît à présent – trois mois après – presque tous les résidents. Seul Abdurrahman est resté difficile à approcher. Toujours affairé et fuyant, la plupart du temps incapable de donner la moindre information sur les produits qu’il est sensé vendre. Un drôle de personnage douteux et énigmatique, qui donne sans arrêt le sentiment de n’être en règle avec rien et avec personne.

Après le travail, une fois rentrée, elle se met à écrire sur la petite table en bois brut qui fait face à la porte donnant sur la cour. Elle a envie de glycine et de chèvrefeuille derrière les lourds panneaux de bois entrouverts, mais elle n’est pas en Europe et le palmier dattier serait mieux à sa place dans ses rêves de végétation. Elle écrit facilement. Elle écrit fébrilement. Elle ne veut rien laisser derrière elle et repartir – elle y pense déjà – avec toutes ses émotions accumulées, enfermées dans ses bagages de pauvresse. Lorsqu’elle aura fini de suivre à la trace son stylo, sera-t-elle heureuse et délestée de cette tension diffuse qu’elle sent dans tous ses membres ou sera-t-elle triste et alourdie, épuisée par l’effort d’écrire ? Il est trop tôt pour le savoir. Elle sait seulement qu’elle n’ira pas voir les jumelles ce soir, car dans deux ou trois heures elle sera trop accablée de fatigue et affligée d’un appétit gigantesque. Dans sa tête, les folies de Marie Eberhardt et l’univers poétique de Saint John Perse se croisent, s’entrecroisent, se réunissent pour lui désigner les voies du moyen terme : y être mais à distance. « Y être » pour gommer la méfiance, « mais à distance » pour tempérer les empathies extrêmes. Fatiguée par cette longue journée, Lydie pose enfin sa plume, se jette sur sa couche et sombre dans un sommeil qui durera longtemps.

Ensuite, au matin, elle ira voir Irina et Sofia et reprendra sa vie d’ici pour quelque temps encore. Quelque temps seulement car Lydie a la désagréable impression d’être suivie. Elle est agacée. Elle a conscience que cela n’a aucun sens, que c’est illogique. Mais malgré tout, elle se sent hantée par cette ombre toujours à demi présente. Rêve ou réalité ? Les deux se confondent. Elle ne sait plus et c’est ce qui la met mal à l’aise : ne plus savoir, hésiter.

Dans ses rêves, Yasmine, sa jeune sœur, ce brin de blé idéaliste poussé en graine dans une terre bien irriguée, apparaît. Le sommeil de Lydie est agité. Elle envie Yasmine, sa mauvaise conscience, celle qui sait toujours agir avec efficacité, sans idéalisme excessif et sans illusion trompeuse, en toute circonstance. Comme elle, elle aimerait garder la tête froide. Malgré leurs quinze ans d’écart, c’est Yasmine, la benjamine, qui reste la plus mûre. Ce n’est pas un vain mot. Rien ne lui résiste et elle a déjà fait ses choix. Lydie au même âge, la prunelle effarouchée, rêvait sa vie et prenait ses décisions sur des coups de tête. Aujourd’hui Yasmine a la conscience d’un désastre imminent que sa sœur ne comprend pas. Elle vit chichement et se prépare avec calme et détermination.
Lydie sursaute, ouvre et ferme les mains dans son sommeil comme un chat qui détend et rétracte ses griffes.
Dans ses rêves, qu’elle souhaiterait souvent plus sereins, elle ne résout jamais rien. Elle va plutôt jusqu’au bout des situations les plus absurdes, des conflits les plus douloureux et se réveille la plupart du temps triste ou mécontente, en pleurant. Tous ses songes creux la ramènent à la perte, à la douleur insoutenable : de grands classiques, des clichés éculés. Elle se sent triviale, sans originalité. De plus, ce n’est même pas consolant de savoir que des milliers de gens avec elle rêvent à l’identique sur les mêmes sujets et sont rattrapés chaque nuit par des pans entiers de leurs vies enfouies, par des épisodes peu glorieux de leurs affects, par des souffrances trop cachées qui restent en jachère au fond d’eux-mêmes. Des friches à perte de vue.

Du fond de sa nuit, Lydie se voit arrêtée dans sa course dans cette cour, où le hasard, sous la houlette d’Hassan, l’a menée. Elle intente un procès au hasard et l’accuse de ne pas exister. Elle plaide coupable : elle ne pouvait pas aller plus loin : elle ne voulait pas, pas tout de suite, et l’enfant se trouvait là, au bon endroit, au bon moment, pour exercer son métier de rabatteurs à touristes.
Du fond de son sommeil, elle sent qu’elle doit partir, à présent, sans attendre. Elle se débat. Elle panique. Elle suffoque. Elle émerge enfin, la gorge nouée. Elle reste allongée sans bouger, écoute les bruits derrière les portes de bois et s’accroche aux premières lueurs matinales. Elle fait semblant d’avoir sommeil pour s’empêcher de se lever trop tôt. Mais elle n’y arrive pas. Les heures ont passé et la nuit avec elles. Lydie a son comptant de repos et d’énergie. Elle partira. Elle louera une voiture pour descendre plus au sud.
C’est ce qu’elle fait, vite, pour ne pas changer d’avis, ne pas se dire qu’elle ne peut quitter ainsi les habitants de la cour avec lesquels elle a noué des liens. Rien n’y fait. Elle dépose le prix du loyer sur la table à écrire pour sa logeuse, ainsi qu’une lettre et trois babioles dans une enveloppe pour les jumelles, plus une jonchée de bonjour bonsoir pour tous les autres. Rapidement elle plie bagages. Elle part. Personne en vue. Il est tôt. Elle traverse la cour, s’engouffre sous le porche béant, dévale la rue et saute dans le premier bus de la journée. Elle est partie. Elle cahote un moment, puis descend sur la place centrale et se dirige d’un pas ferme et résolu vers l’échoppe d’un loueur de voitures.

Trois heures plus tard, elle roule enfin vers le désert. Délivrée de l’encombrante sollicitude des habitants de la cour, elle savoure à nouveau sa liberté retrouvée. Aller. Ne pas se fixer. Venir. Se déplacer. A la fin du jour, elle prend un passager lourdement chargé d’un volumineux sac de farine porté péniblement sur l’épaule : un paysan qui rentre chez lui à pied. Il habite une grande maison fraîchement construite sur le bord d’un chemin poussiéreux. Pour la remercier, il lui offre l’hospitalité pour la nuit : un repas et un lit. Lydie fourbue accepte. Dans la grande maison à étage du paysan, elle monte un escalier brut et droit qui mène jusqu’au grand toit en terrasse surplombant la sécheresse implacable. Ensuite, elle entre dans un salon rectangulaire. Sur trois murs chaulés courent des divans bas recouverts de velours cramoisi et de plaids berbères. Au centre de la pièce, un grand tapis de laine odorante et une table à thé en cuivre. Lydie est priée de s’asseoir. Elle s’exécute et s’appuie aux coussins multicolores adossés aux murs le long des divans de repos. Elle se détend. Conduire sous le soleil, sur des routes pour la plupart chaotiques, l’a épuisée. Yassin, le paysan, lui propose un thé à la menthe fumant. C’est sa jeune femme, que Lydie n’a pas encore vue, qui viendra servir. Dextérité, application, efficacité, désir de satisfaire son hôte et son époux.

A peine le thé versé dans d’épais verres de couleur vive, elle sort précipitamment. Lydie s’étonne. Elle pensait qu’Amel prendrait le thé avec eux. La jeune femme revient portant un plateau chargé de pâtisseries qu’elle dépose près de la table. Puis elle disparaît de nouveau rapidement et humblement. Lydie s’inquiète auprès de Yassin des allées et venues incessantes de sa femme. Le paysan sourit : c’est ainsi. Sa femme ne vient jamais au salon devant les étrangers. Selon lui elle n’y a pas sa place. De toutes façons, l’heure du repas approche, elle doit se trouver à la cuisine et nulle part ailleurs. Lydie insiste et Yassin magnanime finit par convier sa femme et son enfant, un petit garçon de un an à peine, à se joindre à eux. Palabres diverses, photographies, échange de sourires pendant le quart d’heure autorisé. Puis Amel reprend l’enfant à son père, se dirige vers la porte, tend le petit garçon à une vieille femme apparue sur le seuil et va vers la cuisine. Ce soir elle fera des frites en l’honneur de la française et les servira avec de la viande de mouton.
La soirée est étrange. Yassin agit avec Lydie comme si elle était un homme. Il sait que les femmes du continent ne se comportent pas comme les femmes de paysans si proches du désert. Il lui fait honneur à sa manière et la remercie du mieux qu’il peut de lui avoir évité quelques dix kilomètres de marche à pied lourdement chargé : il a épargné son temps et sa santé.
Après le repas et un amer café, Lydie va prendre l’air immobile du soir sur la petite terrasse qui jouxte la cuisine. Il ne fait pas encore froid. La nuit n’est pas assez avancée. A ce moment-là, la vieille femme qui s’occupe de l’enfant apparaît, s’enhardit et s’approche d’elle. Elle tend vers Lydie son visage tatoué de bleu foncé sur lequel de longues rides profondes courent en suivant parfois le parcours des arabesques du motif qui l’orne. Elle lui parle, lui fait des signes, mais Lydie ne comprend pas. La vieille rit. Sans dents ou presque, elle rit encore, fait glisser ses bracelets le long de ses bras maigres, agite ses mains aigues, et du bout de ses doigts souples et décharnés commence à palper les vêtements de Lydie qui s’étonne de ce rituel. Voyant l’étonnement et peut-être l’inquiétude de son hôte, Amel qui surveille la scène depuis la porte de la cuisine donnant sur la terrasse, s’avance en souriant et apaisante, explique tant bien que mal que Aïcha, la vieille femme aux yeux malins, ne sort pratiquement jamais et voit donc peu d’occidentales. Aïcha est fascinée par la tenue « garçonnière » de la française pour qui elle a épluché les pommes de terre ce soir.
Elle rappelle à Lydie les rudes paysannes aux larges jupes bariolées, aux yeux sombres et aux rides profondes, faucilles à la main qu’elle a croisées dans un chemin en bordure d’un champ au cours d’une halte au moment du déjeuner. Ces femmes à l’air farouche avançant pesamment mais d’un pas juste et assuré par leur rythme commun, parlaient ainsi, entre elles, avec grand fracas. Lydie avait entendu leurs voix avant même de les voir. Elles avançaient en un groupe compact scrutant Lydie à découvert droit devant elles, en balançant leurs faucilles et leur coupe-coupe en cadence. L’espace d’un instant, au moment précis où elles croisaient l’étrangère, elles avaient imperceptiblement ralenties et s’étaient tues brièvement, puis elles avaient recommencé à parler, haut.
Voilà à quoi pensait Lydie en regardant Aïcha médusée se démener devant elle en lui lançant des paroles sonores. Lydie a bien compris ce qui se passait. Elle sourit. En confiance, les deux femmes, lui parlent avec frénésie et la tâtent en tous sens la faisant tourner sur elle-même. Elles veulent l’apprivoiser, lui ouvrir les portes de leur univers où l’on parle autant avec les mains qui touchent, avec les yeux qui fouillent qu’avec la bouche. Elles vont et viennent, lui apportent du linge pour dormir et l’installent dans le salon débarrassé pour passer la nuit. C’est leur rôle. Yassin, lui, s’est retiré après le café amer. Choyée, Lydie s’endort face à la fenêtre brillante d’étoiles.
Le lendemain matin, dans le silence du désert proche, elle se réveille étourdie, éblouie, frappée par la pureté du ciel, la qualité de la lumière, l’intensité des couleurs qui s’encadrent dans la fenêtre sans vitres. Le choc est saisissant. Jamais elle n’a vu tant de beauté.

Etait-elle en train de renaître, de retrouver le monde à son origine, dans un temps de l’au-delà de la mémoire ? Des mots, ce n’était que des mots qui voulaient se dire, s’écrire, exister.
Elle sentit alors ses poumons s’ouvrir sous la première vague de fraîcheur de la matinée. Le soleil était déjà haut lui semblait-il, mais l’air n’avait pas encore cette lourdeur de fournaise de fin de journée. Ses poumons s’élargissaient comme ceux d’un enfant nouveau né pour accueillir à l’aube de l’humanité un air sans défaut, un oxygène d’une pureté sans pareille, d’une grande rareté.
Elle se sentait respirer pour la première fois. Enfin non, pas la première, la seconde, car elle finit par se rappeler qu’elle ne vivait pas une situation inédite. Elle était née, bien sûr il y a longtemps – mais tout est relatif – et avait déjà ouvert ses poumons à la vie.
La mémoire fossile de cette naissance ancienne, l’avertissait qu’en ces temps reculés l’air était moins pur, l’oxygène plus rare. Qui l’eut cru ! Paradoxe ? Fantaisie ? Cela n’avait aucune importance. Ce dont sa mémoire parasite se souvenait tout de même, c’est qu’elle était née à l’issue de plusieurs heures de lutte, de souffrance et de cris.
Le regard hypnotisé par le carré frais et lumineux de l’ouverture, il lui semblait pourtant vivre pour la première fois. Première découverte. Premier regard. Premières odeurs. Premières sensations de chaud et de froid. Elle se leva, enfila rapidement ses vêtements et alla sur la terrasse où les femmes l’avaient déjà devancée. Ces femmes, dans la lumière du matin, représentaient la part d’ombre dans chaque maison du pays. Elles avaient beau aujourd’hui avoir des droits plus avantageux, elles restaient cependant, malgré tout et pour beaucoup d’entre elles : les vivantes de la pénombre. Lydie les salua et leur fit comprendre du geste qu’elle devait partir avant que le soleil ne soit trop haut et ne la grille sur place. Compréhensives, Amel et Aïcha lui servirent un petit déjeuner de thé, de galettes et de figues, appelèrent Yassin, allèrent chercher le petit Djamel afin que tous soient réunis au moment de son départ, pour que tous – du plus âgé au plus jeune – puissent lui manifester leur gratitude d’avoir accepté leur hospitalité.

2004-2006

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