jeudi 8 novembre 2007

Au jour le jour - Août 2004


01

« J’ai l’impression que mes jours sont comptés », dit-il.
« Ils le sont pour tous », pense-t-elle.
Elle sort alors son boulier et se met à faire glisser les perles de bois : « Un, deux, trois, quatre, cinq… » Elle pourrait les faire rouler ainsi pendant 24 heures, 144 minutes, 8640 secondes et dire ensuite : « J’ai compté un jour entier. Combien m’en reste-t-il ?»
Elle ne le saura pas.

02

Aujourd’hui elle pourrait courir jusqu’au bout de la liste qu’elle vérifie chaque matin (ou presque) et se presser. Sur cette liste apparaissent les choses à faire, les envies qui la tenaillent – plusieurs chaque jour qu’elle ne peut toutes réaliser. Mais en ce moment elle ne désire rien d’autre que la pénombre pour lire et écrire, et penser aux choses heureuses qui ont jalonné sa vie. Elle sent d’instinct qu’elle n’est pas dans le fil du courant puisqu’elle n’évoque pas de suite les faits malheureux qui ont aussi traversé son existence. Décalage. Mais elle va se rattraper en expliquant qu’elle a commencé un répertoire double face, recto verso, côté pile côté face, réversible, blanc malheur et noir bonheur. Mais non, elle n’est pas sérieuse, elle n’arrive ni à pleurer ni à dramatiser. Elle tourne tout en rires hauts, rires de gorge qui cascadent comme les eaux courantes des montagnes. Non, c’est juste un cahier de couleur qui lui sert à répertorier les moments incertains qu’elle laisse filer sans rien en dire mais auxquels elle repense parfois. Comme une mémoire qu’elle grappille grain à grain. Grains mûrs, prêts à tomber.


05

Marie-Lou a ressorti la boîte aux surprises, celle qui contient toutes les photographies papier qu’elle a pu conserver à travers les années, celles qu’elle a prises et celles qu’on lui a données ou léguées selon la circonstance, celles qui ont échappé aux albums grands ordonnateurs des événements. Dans cette boîte à malice, se trouvent tous les surplus (les photos en sus), tous les ratages (les flous faussement artistiques, les cadrages de traviole qui ont ce petit elle ne sait quoi d’original, et ainsi de suite…)
Hier soir elle a pensé sans y penser à ses premières vacances en solitaire. A présent elle recherche tous les témoignages photographiques de cette période extraordinaire. En fait, elle n’était pas vraiment seule, mais c’était surtout ses premières vacances sans ses parents qui voulaient toujours l’entraîner dans des endroits impossibles pour lui faire découvrir du pays…à leur manière… Cette année-là, elle avait eu quinze ans et avait obtenu grâce à la force de ses arguments – son professeur de français aurait été content de voir à quel point elle savait si bien défendre sa cause dans les situations d’urgence – l’agrément familial au complet pour partir seule ou plutôt sans eux en vacances. Oh ! Rien de très dangereux, ni de très aventureux, elle n’avait que quinze ans et même si elle se sentait bien plus dégourdie que sa mère au même âge à bien des égards, elle n’était cependant pas prête à assumer une complète autonomie plusieurs jours de suite. Après tout, c’était plus difficile qu’il n’y paraissait de se débrouiller absolument toute seule. Mais l’expérience était tentante. Elle avait donc eu l’autorisation d’aller camper avec ses copines – les meilleures, cela va sans dire – une semaine au bord de la mer. L’Atlantique. Rien n’avait été laissé au hasard ni par ses parents, ni par ceux des quatre complices qui l’accompagnaient. Lieu, point de contact et adulte relais avaient été prévus. Une semaine très « bordée », comme quand elles étaient petites, pour Marie-Lou, Sarah, Meï-Ling, Fatou et Amina.
Leur petite bande suscitait des commérages et bien sûr la curiosité dans la petite ville de leur enfance. Les gens bien pensant, pensaient justement que leur mélange était trop audacieux et détonait, que leur assemblage n’était pas un bon exemple pour les jeunes filles comme il faut. Il fallait les voir, les jeunes filles comme il fallait ! Tristes comme un jour sans pain. Hermétiques à toutes celles qui ne leur ressemblaient pas. Suspicieuses et médisantes vis à vis de toutes celles qui n’étaient pas à leur image. La force de leurs préjugés résistait. Mais elles, Marie-Lou et ses copines, avaient tenu bon. Elles avaient mûri aussi, plus vite que la plupart des filles de leur âge, parce qu’elles avaient compris que faire preuve d’indépendance en regard d’une norme arbitrairement établie c’était se signaler à l’attention des autres, apporter de l’inquiétude dans leur quotidien, où tout aurait dû être comme à l’habitude : uniforme, réglé, conforme à ce qui était connu, sans surprise et plein d’ennui.


Photographies étalées sur le plancher devant elle, Marie-Lou plongea ses grandes mains nerveuses dans la masse de papier qui crissait quand elle la déplaçait. Elle repoussa certains clichés avec agacement et en mit d’autres de côté. Avec ceux-là, elle formerait un petit tas à part dans lequel elle piocherait tout à l’heure pour revisiter l’été de ses quinze ans et confronter ces images avec ses souvenirs. Elle se retrouva finalement avec une vingtaine de clichés d’inégal intérêt.
Elle se regardait dans ces miroirs de papier glacé et ne se reconnaissait pas. Etait-ce bien elle, cette jeune fille bien portante à l’air dodu qui exhibait sans complexe ses chairs rebondies ? Elle n’osait y croire ! Mais, ne dit-on pas qu’il vaut mieux faire envie que pitié ? Cela ne la consolait guère. Elle dut cependant se rendre à l’évidence : c’était bien elle. Vêtue d’un jean cerise retenu par une ceinture d’anneaux dorés reliés entre eux par une boucle de cuir, cintrée dans une marinière vert pomme à encolure bateau et emmanchures américaines, chaussée de mocassins légers, flanquée de part et d’autre par ses acolytes, elle se détachait l’air réjoui au milieu de la photo. A cette époque-là, elle affectionnait particulièrement les vêtements acidulés et n’hésitait jamais à s’affubler de couleurs phares avec une prédilection pour l’orange décliné dans toutes les gammes.
Aujourd’hui elle pensait avec un sourire : « C’est dur, d’être jeune ! » Et dans le même temps elle réalisa que c’était vraiment le genre de réflexion à se faire traiter de vieille conne ! Mais oui, ce n’était pas facile et chacune cet été-là avait son petit truc à elle pour briller aux yeux des autres, ou pour exister tout simplement. Sarah desservie par sa trop grande taille ne jouait pas sur les fantaisies vestimentaires mais misait sur les odeurs : un parfum – la plupart du temps irrespirable – dont elle s’aspergeait pour chaque circonstance. Meï-Ling, fine mouche, avait tablé sur la simplicité et n’ajoutait rien d’artificiel à son exotisme : corps ferme, peau blanche, cheveux de geai fins et longs disciplinés par une grande frange qui retombait sur ses yeux à peine entrouverts. Fatou, elle, cultivait son côté rebelle, tignasse compacte – dans laquelle elle passait ses doigts tous les matins en signe de bonne humeur – dressée sur sa tête en tous sens. Amina enfin, mettait en valeur ses yeux bordés de kohol et arborait des colifichets très colorés qu’elle renouvelait sans cesse. Lorsqu’elles s’étaient rencontrées deux ou trois ans plus tôt encore un pied dans l’enfance, elles s’étaient surnommées « Le club des cinq » en hommage à leurs lectures anciennes. Cela ne pouvait plus durer. Elles avaient grandi et se retrouvaient un peu honteuses de ce nom trop enfantin qui ne correspondait plus à leurs ambitions : se suffire et mener leur vie à leur guise. Elles avaient donc opté pour ce nouveau départ sur : « Les aventureuses ».
Marie-Lou finit par isoler cinq photographies qui lui semblaient représentatives de ce que chacune deviendrait. Sarah assise sur la souche d’un tronc d’arbre coupé au ras un cahier ouvert sur ses genoux rassemblés, stylo en l’air regardait l’objectif avec mélancolie.


Elle souhaitait écrire et elle réalisa ce souhait malgré la difficulté d’en faire vraiment quelque chose et de pouvoir en vivre. Son acharnement et son amour des mots l’entraînèrent vers un parcours original dans lequel elle mêla tous les courants contradictoires qui la traversaient sans relâche. Aujourd’hui, elle s’acharne encore sur des textes qui n’ont pas vu le jour, ceux qu’elle n’a pas encore osés montrer car elle est allée très loin, trop loin, croit-elle, sans doute dans ce qu’elle pouvait écrire. Pourquoi trop ? Ne s’était-elle pas juré de dire la vérité toute la vérité ?
Sur la photo suivante, Meï-Ling en tenue fonctionnelle, short long et tee-shirt, désinfecte une plaie sur le bras de Fatou qui, casse-cou, s’est violemment écorchée en grimpant au tronc droit d’un arbre présentant des branches latérales rompues et dangereusement coupantes. Meï-Ling a bien suivi elle aussi la voie qu’elle s’était tracée respectant les grands principes humanitaires auxquels elle croyait : sauver des vies, porter secours aux plus sanitairement démunis, prévenir les épidémies.
Marie-Lou prit la troisième photo, celle où Fatou couteau entre les dents et poing levé est prête à sauter sur un ennemi imaginaire. Confortée par l’histoire et par ses lectures orientées Fatou voulait devenir une grande révolutionnaire. Les révolutions étant de plus en plus rares ces trois dernières décennies elle avait dû se contenter d’un militantisme actif dans quelque groupe marginal et se retrouvait aujourd’hui à faire l’analyse de ce qui n’avait pas marché. Le bilan de déprime était lourd compte tenu de ses espérances. Elle envisageait même une thérapie pour supporter ses désillusions.
Elle tendit enfin la main vers la dernière photo sur laquelle Amina, lunettes fixées sur le bout du nez, travaillait sérieusement pour préparer l’année suivante. Elle finirait par avoir gain de cause auprès de sa famille et par devenir juge pour enfants afin d’aider dans la mesure du possible les plus désorientés, les plus mal encadrés, les plus mal conseillés d’entre eux. Un sacerdoce dont elle ne se départit jamais.
Marie-Lou baissa alors les yeux sur la photo qui la représentait menton dans la main, coude appuyé sur la table, écoutant ses amies lancées dans une grande conversation sur leur avenir probable. Elle avait l’air bien sérieux Marie-Lou avec ses grands yeux ouverts.
Marie-Lou rassembla les cinq photographies et les colla sur son cahier du jour, celui qu’elle traînait toujours avec elle. Elle les légenda toutes cinq avec humour et rajouta un commentaire en annexe. Dans quelques jours les cinq amies se retrouveraient comme elles le faisaient une fois chaque trimestre, depuis plusieurs années. En fait, depuis qu’elles s’étaient toutes engagées dans une vie active et somme toute bien remplie, même si les désirs des unes et des autres avaient été inégalement réalisés.


07

Août, entre moiteur et orage, reste propice aux balades avant le début de l’automne qui signale une activité un peu frénétique.
Les cimetières, comme les parcs, se prêtent bien aux promenades et ouvrent leurs portes à des troupes de gens ravis de pouvoir entrer en contact avec d’illustres personnages. A l’entrée, qu’ils soient seuls, en couple, en famille ou en groupe, ils achètent l’indispensable plan pour ne pas rater ceux qu’ils sont venus voir. Il y a toujours des priorités, ceux qu’on verra en premier, quitte à être oublieux de tous les autres, les anonymes, et à foncer tête baissée sur les pavés, probablement d’origine, sans même jeter un coup d’œil aux bizarreries de l’architecture funéraire qui jalonnent le parcours. Ici trois générations sous un toit de zinc effondré. Là, un gisant sinistre dans son linceul de pierre qui semble l’étrangler. Plus loin, une allégorie du monde des ombres, cachée dans les plis de son habit, surveille le séjour des morts. Au détour d’un chemin, la courbe sensuelle d’une femme de marbre, cheveux éployés renversée sur sa propre tombe. A la croisée de deux allées, un enfant de bronze de neuf ans en costume de petit garçon modèle et son chien, un épagneul languide et aimant. Sur la pente en contre bas, trois tombes effondrées soulevées par les puissantes racines des arbres qui ont élu domicile dans leur proximité, reprenant ainsi leur droit à la vie contre l’inertie de la pierre défoncée. A proximité, une dalle semée d’étoiles comme si le ciel complice du voyage des morts leur avait fait présent de ses joyaux éphémères.
Pauvres, riches, jeunes et vieux déambulent dans ces cimetières sourire aux lèvres, l’air joyeux, la parole anodine.
Marie-Lou, dans l’un d’eux, suit une allée latérale pour rejoindre ensuite un bouquet d’arbres et un morceau de pelouse qui fait office de lieu de repos. A cet endroit-là, citadins du cru et touristes se mélangent et se confondent pour quelques instants de répit. Les uns dorment. Les autres lisent. D’autres enfin, semblent réfléchir à leur présence dans ce lieu insolite qu’ils ont choisi parmi d’autres et où chacun prend la liberté de se reposer pour quelques heures ou pour toujours. Les têtes dodelinent sur les cous fatigués et se penchent interrogatives. Personne ne pense vraiment à son échéance. C’est impossible. Comment pourraient-ils le supporter ? Marie-Lou s’allonge, renverse la tête sous les arbres et dérive avec les nuages. Elle se vide. Complètement. Elle songe à la première fois qu’elle est venue ici, poussée par la curiosité. Peut-être une forme bénigne de voyeurisme pour cet endroit particulier. A vrai dire, elle ne sait pas exactement. C’est la première fois qu’elle y pense aussi ouvertement. Elle ne recherche pas à se mentir sur cette envie qu’elle trouve a posteriori un peu malsaine. Bien entendu, elle n’a jamais vraiment voulu l’admettre. Auparavant, elle cherchait toujours à se donner de bonnes raisons bien présentables qui puissent se glisser intelligemment dans une conversation pour justifier cette visite. Intérêt historique. Intérêt d’esthète. Proximité des états. Symbiose momentanée avec les disparus appartenant à sa mythologie personnelle. C’était en partie vrai, sûrement, mais rien ne servait de se voiler la face : la morbidité l’affectait elle aussi, même si elle avait beaucoup de mal à l’admettre. Allongée dans l’herbe, la tête dans le ciel, elle se sent fatiguée, brusquement pesante avec la sensation précise de s’enfoncer insensiblement dans le sol meuble et d’y imprimer sa trace.
Aujourd’hui Marie-Lou pratique les grands cimetières comme les parcs de verdure, pour l’agrément et la tranquillité. Pour s’y reposer et se déconnecter un moment, tout simplement.


11

Aujourd’hui elle a trempé son stylo dans le lait et s’apprête à faire un succulent gâteau de pain avec toutes les croûtes qu’elle a précieusement conservées bien enveloppées dans un sac de papier kraft.

Préparation de Marie-Lou :

- Dans 1 litre de lait, faites tremper une belle quantité de pain rassis
- Au bout d’un certain temps, que vous évaluerez vous-même, écrasez bien le pain détrempé à la fourchette
- Ajoutez 2 ou 3 beaux œufs, du sucre à votre convenance, de la vanille pour le raffinement, 1 bonne rasade de rhum pour le punch et une quantité suffisante de raisins secs que vous aurez préalablement faits gonfler dans du thé brûlant
- Mélangez le tout de manière bien homogène avec une cuillère en bois
- Versez dans un grand plat en pyrex et faites cuire 25 à 30 minutes à four chaud

Le commentaire de Marie-Lou :
« Ce gâteau simple et économique à la portée de tous complètera avantageusement vos petits déjeuners, repas et goûters. Bon appétit. »


13

Tout va bien, tout est pour le mieux, tout est parfait. Marie-Lou pourrait décliner pendant des heures les bienfaits de sa vie. Mais excusez du peu, il y a un os – et de taille ! –, elle va le dire elle-même : « Ma génitrice ! » Elle aurait pu dire « ma mère », mais elle n’y arrive pas. Quant à « ma génitrice », elle ne saisit pas très bien non plus son sens puisqu’elle n’arrive pas à concevoir qu’elle ait pu sortir de ce corps-là. Mais, il faut bien la nommer d’une manière ou d’une autre, et finalement elle préfère employer ce mot.
C’est terrible ce qui se passe entre elles aujourd’hui. Pour être en règle avec son devoir de fille elle la voit deux ou trois jours deux ou trois fois par an. Jamais plus pour ne pas risquer l’agacement et l’explosion. Règle. Devoir. Ce sont des mots tellement distants, tellement froids, tellement exempts de plaisir. Pourtant, il n’y en a pas d’autres pour exprimer le pensum que ces jours sacrifiés – il faut le préciser ! – représentent pour elle. Elle trouve d’ailleurs qu’elle lui consacre trop avec cette dizaine de jours qu’elle pourrait employer à autre chose ! Toujours ce sentiment lourd d’une perte de temps irremplaçable, insupportable.
Marie-Lou a dans la tête des images archétypales de mère qui représentent la générosité et la loyauté. Notions dont sa propre mère est dépourvue. Elle le sait et l’a expérimenté. Sa mère n’a jamais eu de générosité du cœur que pour obtenir de force de la présence, de l’attention, de l’amour, qu’elle-même ne dispensait pas. Quant à être loyale, Marie-Lou est sûre qu’elle n’a jamais connu le sens de ce mot.
A l’heure actuelle la mère de Marie-Lou est âgée et dans une grande demande affective vis à vis de ses enfants et notamment de ses filles qui, chacune à leur façon, lui ont échappé. Ni l’une ni l’autre ne tenait à subir sa folie destructrice, à cautionner son jeu de dupes. Même la benjamine, la petite Dahlia, qui a finalement tiré moins d’avantages qu’il n’y semble à bénéficier de sa protection mafieuse, s’en est éloignée. Mafieuse, car leur mère a toujours prémédité ses paroles et ses actes. Ce qu’elle semblait donner devait lui revenir et lui rapporter en fonction de ce qu’elle avait prévu. Un cas pathologique d’abus de pouvoir sur la vie passée, présente et à venir de ses enfants. Un chantage inqualifiable. Aucun d’entre eux cependant n’avait répondu à ses demandes et tous avaient fini par prendre leurs décisions sans elle.
Lorsque Marie-Lou dit tout bas « Ma mère » pour elle-même, elle pense à une mère aimante et non à ce monstre d’orgueil et de vanité qui lui a servi de mère… Elle pense à une mère en qui elle aurait pu avoir toute confiance, qui ne lui aurait pas demandé sans arrêt, même en silence, ce qu’aujourd’hui elle ne pouvait ni ne voulait lui donner. Pourtant, lorsqu’elle revient sur le passé, elle voit, par flash, une femme jeune encore, joyeuse et attentive. Malheureusement elle voit aussi simultanément son double négatif colérique et injuste, une femme accablée par ses nerfs, victime de sa jalousie.
Côté pile Marie-Lou aurait pu lui offrir des fleurs. Côté face elle aurait pu l’étrangler de ses propres mains. En la quittant après trois jours d’enfer Marie-Lou se dit : « Pourvu que ce soit la dernière fois » Elle sait bien que ce n’est pas très charitable. Elle a longtemps hésité à se l’avouer. Mécréante, elle serait pourtant tentée d’ajouter : « Seigneur, délivrez-nous du mal. » Cette fois-ci, elle ne se jettera pas tout habillée sur son lit pour s’abîmer de longues heures dans le sommeil, littéralement épuisée d’avoir dû la supporter trois jours. Non, cette fois-ci, elle a décidé de sortir, de faire une grande balade de santé, et de reprendre pied dès le jour même dans sa vraie vie, la sienne, celle qu’elle préserve, celle qui lui appartient en propre et dans laquelle il n’y a pas de place pour sa génitrice, que Philibert appelle, non sans ironie, leur « mère biologique ».


15

Dans la rue, Marie-Lou se sent aujourd’hui cernée par des gens qui parlent à voix haute plus au moins distincte, sans interlocuteur apparent.
Un homme face à elle, l’œil vif et la mine réjouie, avance à grandes foulées énergiques, battant l’air de la main comme s’il voulait chasser une nuée d’insectes invisibles et bouge rapidement les lèvres. « Un adepte de la téléphonie main libre », pense-t-elle. Mais, est-ce si sûr ? Est-il possible de se fier aux seules apparences. Rien n’est moins sûr, car arrivée à sa hauteur Marie-Lou réalise qu’il n’a pas la régularité de débit requise et qu’il répète en boucle la même phrase ou presque à quelques variantes près, sans trouver d’issue à cette logorrhée sans objet. Pourtant rien ne le distinguait des autres, si ce n’est peut-être la coupe de sa veste légèrement démodée. Elle n’aurait pu croire qu’il ne parlait en réalité à personne.
Rien à voir avec la femme qui le suit à quelques pas et qui poursuit posément sa marche en discutant discrètement et clairement avec son invisible correspondant, sans gesticulation inutile.
En tout état de cause, il reste parfois difficile de trancher entre un individu affranchi qui règle sobrement ses affaires au téléphone et un individu perturbé qui se fait les demandes et les réponses sans comprendre sans doute ce qu’il dit et qui se cache sous l’apparence de la normalité.
Tout cela pour quoi, au juste ? Pour préciser que Marie-Lou se sent engloutie par la vague montante de la foule qui arrive face à elle. Pour échapper à l’asphyxie elle plonge profondément sous l’asphalte et les pavés et ressort loin derrière cette marée incessante de voix qui ne semblent s’adresser à personne.

20

Dans le ciel, les nuages se forment et se déforment sur tous les tons de gris et de blanc. Progressivement, mais vite aussi, l’horizon disparaît emportant la ville. Ne restent que les premières maisons aux alentours, comme un village ramassé sur lui-même, coupé du monde. Un rideau de pluie se forme à quelques mètres, dans la partie invisible. L’orage gronde. Un éclair attardé zèbre le ciel au-dessus du cercle des maisons fugitives. Soudain, la pluie est là, dense, forte, violente, cinglant sans répit les façades détrempées, en quelques secondes. Il est temps d’aller fermer les fenêtres ouvertes ce matin. Marie-Lou se lève.


21

Au lever du jour Marie-Lou entend les premiers bruits qui vont accompagner la fin de sa nuit, jusqu’au moment où, vraiment réveillée, elle se lèvera.

Avec souplesse, le chat, fourrure boisée sur sa peau élastique, apparaît au pied du lit. Avec délicatesse, il entame une lente progression vers le fouillis des oreillers et heurte ensuite péremptoirement de sa tête butoir, qui tente d’ouvrir la porte du sommeil, le visage de Marie-Lou enfoui dans l’ombre. Elle ouvre un œil. Puis l’autre. Le chat, à présent allongé près d’elle sur le flanc, la tête sur l’oreiller, la regarde fixement dans les yeux.
Elle tend la main. Il est doux. Ronronne d’aise, mais ne perd pas de vue son objectif. Il avance alors prestement une patte maligne qui vient frôler avec précision la joue de sa maîtresse. Elle réagit à un tout petit petit petit bout de griffe légèrement sorti, par mégarde. Un oubli. Marie-Lou le gronde pour la forme – il le sait bien – et lui demande de faire : « Patte de velours ! » Elle prend sa patte et la fait glisser doucement sur sa joue. C’est doux, c’est vrai, et il a bien compris ce chat téméraire que Marie-Lou était douillette. Pensez, une si petite griffe !
Mais le chat bonne patte avec celle qu’il a réduite en esclavage, lui accorde la douceur veloutée de ses coussinets. En appuyant un peu tout de même pour qu’elle comprenne. Ils se regardent encore un moment dans les yeux. Marie-Lou soupire. Elle est contente, la caresse lui a plu. Elle lui dit alors, coquine : « Ah ! Quel sacré chat tu fais ! Tu veux que je me lève ! C’est ça ? Dis-le ! Tu exagères, je dormais si bien encore ! » L’animal, assis à présent, la patte arrière en avant, la tête un peu penchée sur le côté, les yeux brillants, attend en souriant. Marie-Lou pense au chat du Cheshire. Elle aime bien cette histoire. Le chat va-t-il disparaître sous ses yeux ? Non, décidément, il est toujours là, quémandeur. Marie-Lou repousse les draps vivement. Le chat ravi lui emboîte le pas et pense : « Nous allons enfin passer aux choses sérieuses ! »
Il file entre les jambes robustes de Marie-Lou et la devance. Il arrive au seuil de la cuisine et l’attend. Elle le rejoint. Il se précipite alors dans la pièce. Elle le suit et s’écrie : « La manne ne va pas tomber du ciel ! Tu rêves mon ami ! Il faut que je sorte, moi, pour gagner ta croûte ! Alors tu as tout intérêt à faire ton boulot de chat, et bien encore : garder la maison, te faire peigner sans histoire, te laisser caresser. » Le chat est d’accord, il fera tout ce que voudra Marie-Lou, qui râle encore pour la forme – une vraie manie –, pourvu qu’elle se décide – entre son café et son yaourt – à lui donner enfin son bol de croquette et sa coupelle de lait.

Après cet intermède félin, Marie-Lou décide en alternance, soit de rester debout et de se mettre énergiquement au travail, soit de revenir au lit pour lire deux ou trois heures. Aujourd’hui elle lira – hier elle a travaillé – et le chat repu et satisfait viendra la rejoindre après le départ de Pierre qui suit de loin tout ce remue-ménage matinal lorsqu’il n’y participe pas lui-même. La porte d’entrée vient de se refermer discrètement. Pierre vient de sortir. Lui aussi va gagner la croûte du chat. Ce dernier va rejoindre Marie-Lou. Alerte, il saute sur le lit, ce territoire nocturne qui n’est pas le sien mais qu’il va s’approprier quelques instants ou quelques heures. Il s’allonge près d’elle avec de petits bruits caressants, se roule un peu sur le dos pour lui manifester sa confiance et sa satisfaction et pose ensuite une patte impérative sur son bras. Il va pouvoir enfin dormir, pendant qu’elle s’adonne à quelque mystérieuse activité humaine.


23

Marie-Lou a beaucoup de choses à faire aujourd’hui. Elle sent qu’elle va devenir stakhanoviste comme chaque fois qu’elle doit cadrer serré dans les horaires toutes les tâches à effectuer qui devront s’enchaîner les unes les autres sans se heurter. Vraiment, c’est une journée où elle n’aura pas le loisir de prendre le temps. Une journée pleine à craquer de tout ce qu’elle a différé et qui doit être fait un jour malgré tout le déplaisir qu’elle en a. Une journée bien remplie qui prépare et préfigure toutes celles à venir pour l’année en cours. Elle a donc bien conscience d’entrer dans un autre rythme, dans une autre perspective même si l’intermède estival n’est pas tout a fait fini. Mais presque, malheureusement. Elle aurait bien aimé continuer à organiser son temps autour de pas grand-chose. Elle n’est pas la seule, elle le sait bien, mais cela ne lui est d’aucun secours. Dans ces cas-là on ne pense qu’à soi.


27

Le sommeil de Marie-Lou reste opaque, pas forcément peuplé de rêves dont elle pourrait se souvenir, mais mat, lourd, plombé, sans rien d’apaisant. Elle se rend bien compte que cette situation nocturne est récurrente puisqu’elle éprouvait les mêmes symptômes début juillet. Elle aimerait se sentir apaisée, mais elle n’y arrive pas. Elle a toujours le sentiment d’un tracas, d’une insatisfaction, d’une menace. Rien que d’irrationnel, puisqu’elle n’a pas à s’inquiéter outre mesure. Cependant, quelque chose ne va pas. Elle le sait à ses réactions, mais n’arrive pas à identifier clairement les raisons du conflit, du problème, du malaise. Elle fait le tour d’elle-même, en vain. Elle essaie de se cerner, mais se heurte toujours à une brèche, à une gorge qui mène à des lieux inconnus dans lesquels elle se sent prise au piège. Une véritable embuscade qu’elle pressent dans une approche au ralenti, l’intuition de l’instant fatal, l’évitement de dernière minute ou l’affrontement frontal. La pierre d’achoppement, c’est cette faille dans la perception de son moi. Cette ouverture secrète et inexplorée la trouble et l’inquiète. Il existe tant de choses qu’elle ignore d’elle-même et qui se cachent, là, tapies dans l’ombre. Qu’en faire, sinon vivre avec, en sachant que toutes les surprises insolites peuvent en découler.


28

Anecdote
Marie-Lou aime bien les anecdotes du quotidien, tous ces petits riens qui font partie de la vie de tous les jours. En voilà une toute fraîche.
Hier au soir, grand branle-bas de combat pour « désincarcérer » le chat de l’appartement d’en face, enfermé depuis trois jours sans manger et sans boire à cause de l’étourderie de son soigneur de vacances qui avait perdu les clefs. L’animal esseulé, paniqué, affamé et assoiffé miaulait à fendre l’âme depuis trois jours, ameutant tout les chats du voisinage dont celui de Marie-Lou qui, compatissant à la situation tragique de son congénère, l’encourageait à la résistance physique (et psychique) en miaulant de plus belle côté couloir.
Les pompiers n’interviennent plus pour ce genre d’affaires (jugées insignifiantes et non prioritaires); les policiers n’interviennent jamais pour ce type d’histoires (ils ont d’autres choses plus urgentes à régler dans la rue et se méfient des appels téléphoniques fantaisistes) ; les gardiens d’immeubles ne sont pas autorisés à intervenir dans de telles situations (sécurité d’abord et respect des biens privés oblige). Pour tous, le chat éperdu allait bien tenir encore quelques jours même sans eau, c’est résistant ces bêtes-là, ou crever, ça c’est sûr, mais on n’y peut rien. Une sorte de fatalité légale planait sur les chances de survie de la bête. On n’y peut rien, ma pauvre dame, on vous l’a déjà dit ! Mais mon pauvre monsieur, fallait faire attention à pas balancer les clefs dans le vide-ordures avec la poubelle ! On n’a pas idée aussi ! Si vous zêtes pas foutu d’faire attention à c’que vous faites ! Voilà à peu près le discours tenu par chacun avec quelques variantes de ton et de vocabulaire. De toute façon cela n’avait guère d’importance : ce n’était qu’un chat. Bien entendu. Certes. Soit. Il comprenait bien ce fauteur de troubles honteux, accablé et désemparé par son inattention et les réactions de tous ces gens, qu’un chat n’avait pas grande valeur pour eux. En revanche pour lui…
Les propriétaires étant injoignables, le soigneur, dont l’activité professionnelle se trouvait subitement mise en danger, prit donc la décision de faire appel à un, ou plutôt deux serruriers qui se battirent finalement pendant près de trois heures avec cette porte « renforcée » à l’aide de marteaux, leviers, perceuses et autres instruments barbares. Impossible de passer inaperçus. Enfin, plus de trois heures après la porte était ouverte et le chat sauvé de la famine et de la déshydratation. Un beau chat tigré, apeuré par tout ce vacarme et cette agitation.
Difficile de vivre avec les hommes quand on n’est qu’un chat se dit Marie-Lou. Celui-ci a eu de la chance : celle d’avoir affaire à un homme dont la conscience professionnelle l’a emporté sur la méfiance générale et les sarcasmes à son égard…


29

Elle entend Pierre dormir. Il respire doucement avec un petit sifflement de nez et sa paupière tressaute parfois sous l’impulsion des images nocturnes. Marie-Lou regarde Pierre et le chat allongés côte à côte, flanc à flanc, qui dorment dans un ensemble parfait à poings fermés ou à pattes repliées. Pierre dort nu. Il n’aime pas les tissus qui le gênent et font écran à ses sensations tactiles. Dans la pièce, il fait encore chaud, plus que partout ailleurs dans la maison. Les draps pendent sur le côté avec un de ses pieds. « Le lit défait », un amoncellement de draps resté longtemps accroché au-dessus de son propre lit, pas toujours très bien fait. Le chat tressaille, pris de soubresauts inattendus. Une course folle dans les grandes herbes après quelques mulots peut-être ? Pierre murmure dans son sommeil en se retournant sur le dos comme un enfant qui veut éviter l’asphyxie. Le chat dérangé râle dans son sommeil, s’étire et se rééquilibre pour prolonger sa nuit. Il n’ouvre pas un œil. Il dort bien. Marie-Lou ferme le livre qui l’a retenue, le pose par terre et glisse furtivement ses doigts dans la fourrure du chat qui souffle d’aise. Elle éteint sa lampe et la bougie longue et sombre qui veille auprès de Pierre. Elle s’allonge apaisée, détendue et se laisse aller tout entière vers la nuit qui la happe. Un oubli.


Photographie de mhaleph

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