jeudi 8 novembre 2007

Au jour le jour - Juillet 2004


01

« Je vis ma vie », lui dit-il.
« Je vis la mienne », pense-t-elle.
Leurs vies, conjointes et disjointes, ensemble et séparées.
Mais, toujours ouvertes.

02

Une femme vient s’asseoir près d’elle. Il est midi. En attendant le repas qu’elle a commandé, elle lance quelques traits impatients sur la nappe. Un avant-goût de sa journée, comme des amuse-gueules. La mine très aiguisée de son crayon transperce le gaufrage du papier blanc. Le repas tarde.
La femme, yeux durs, cou ridé, cheveux blancs qui lui mangent le visage, souffle en s’asseyant.
Elle relève la tête qu’elle a légèrement penchée et se dit que cette femme-là elle la saisirait bien tout entière, de ses traits tirés à ses rides, de la turgescence légère de ses bras à la peau desséchée de ses jambes, de l’inclinaison de sa silhouette à l’affaissement de son buste. Elle pense un moment à la dégradation des chairs.
Le fumet de la viande de bœuf lui chatouille les narines… Elle ne la croquera pas. Elle se met à manger.


03

A la terrasse d’un petit bistrot, à l’angle d’une placette et d’une étroite rue aux maisons de guingois dont les murs filent à l’oblique, les chiens sont de sortie. Un petit vent traverse la place. Un grand fauve à jabot blanc quémande à la table de ses maîtres en trépignant. Un petit moche au museau renfrogné tire obstinément la langue en observant les allées et venues d’un œil torve. Frileux et de guerre lasse ne voyant rien venir d’intéressant, il se roule en boule dans son panier matelassé : rien ne vaut une bonne sieste !
Un homme marchant à grands pas et une femme vêtue d’une ample robe de toile, traversent l’esplanade en poussant chacun énergiquement une poussette spacieuse anti-chocs chargée l’une et l’autre d’enfants.
Un jeune noir assis sur un banc bat la mesure de la main, puis se lève, lassé de prendre le soleil au milieu de tous ces visages pâles.
Une femme chargée de pétunias et de géraniums, sans doute une jardinière urbaine du dimanche, s’arrête pour converser en anglais avec les consommateurs placés près des plantes en pots. Des gens du quartier implantés de longue date.
Une mère et son fils discutent sec. Le fils un rien canaille, casquette de Poulbot noire vissée sur le coin de l’oeil, colliers tendance, anneau d’argent à l’annulaire droit et lien ficelle au poignet, dévore un hamburger en opinant du chef pendant que sa mère gouailleuse, joue les femmes libérées : le fric ça aide.
Le jeune noir est revenu sur le banc et tient toujours la cadence.
Le soleil va et vient derrière les nuages et les feuillages qui se balancent sous le vent léger de l’été.


04

Le vent siffle encore dans les arbres du square.
Des promeneurs demandent la place des Vosges à une dame bien mise à peine posée sur le bord d’une lourde chaise de fer, comme si elle avait eu un moment d’égarement et allait (re)prendre sa course à pas pressés et cependant comptés, sans déranger un seul pli de sa jupe.
Une minette ébouriffée toute nue sous son trench, flanquée d’un cabas à paillettes sentant les cosmétiques s’installe sur la pelouse avec un jeune homme. Ils parlent Assedic, boulot, copains perdus de vue et retrouvés, déception sentimentale, visite médicale et ainsi de suite avec des voix sucrées qui dérapent sur des histoires de brushing raté et déclarent qu’elles adorent cette chaleur (encore bien relative cependant).
Le jeune type part en vrille sur « un plan top canon » avec lequel on peut devenir riche « si t’es pas con ! »
Une femme en débardeur à bretelles fines, qui a pris des UV tout l’hiver, se pavane dans les allées en tortillant du cul : son mec suit.
Leslie échancre son trench un peu plus, jusqu’à la naissance des seins, et cherche à joindre America « qui doit se faire chier toute seule à l’ombre dans un bistrot pourri !».
Quelques instants plus tard America arrive un peu crispée par tous ces malentendus et vient se chauffer au soleil avec les deux autres sur la pelouse.
Tous trois décollent et se lancent dans une conversation professionnelle, à bâtons rompus. Il est danseur. Elles chantent, dansent et jouent la comédie. Leslie n’a pas été payée pour ses deux dernières prestations et encouragée par ses comparses, elle réclame son dû au téléphone.
Nous ne saurons pas comment se prénomme le jeune homme.


05

Ni chaud ni froid. Un temps d’été qui se cherche. Encore un jour de tranquillité.
Tout est enfin déballé. C’est un soulagement après avoir eu le sentiment de vivre plusieurs jours dans un entrepôt.
L’espace aménagé est assez grand, clair, facile à vivre avec un petit air scandinave sympathique dû à son plancher de chêne brossé.
Entre soleil, nuages et éclaircies chacun semble suivre son rythme. Oui c’est cela. Les gens vont à leurs affaires avec nonchalance, discutent et se reposent aux terrasses des cafés.
Enfin, il semble, seulement.
En revanche il y a aussi des types. Une fille trouée de piercings des sourcils au menton, déambule dans une paire de rangers d’un air désabusé, une cannette de bière en main, accompagnée d’un grand chien fauve et noir au museau carré qui porte une corde de pendu autour du cou et qui s’excite derrière les pigeons qui le narguent en volant en rase-mottes.


06

Encore des allées et venues, des affaires à régler et un rythme de croisière à prendre tout en restant efficace pour profiter le mieux possible et surtout le plus agréablement de la pause estivale.
Elle ne sait pas si elle va y parvenir. Elle n’a pas d’envie irrépressible, de désir fulgurant, d’obsession du départ, de folie du dépaysement.
Elle veut juste se balader, écouter les gens autour d’elle pendant un certain temps et se dire que cette grande diversité des individus ressemble à un gigantesque kaléidoscope de conversations privées se démultipliant à l’infini.
De tous côtés arrivent des fragments de vie… Elle se sent étale, cernée par le besoin de s’oublier, de se mettre en repos de soi-même, de laisser se dilater ses pores pour laisser advenir jusqu’à son intérieur intime des bribes de l’humanité qui l’entoure.
Galet jeté sur l’eau, elle avance par bonds filés, ouvrant à chaque frôlement des cercles concentriques qui l’enveloppent.
Elle fend alors la masse compacte du monde, mais en reste le centre. Il s’organise autour d’elle sans qu’elle y participe et pourtant elle pense plutôt qu’elle l’ordonne à son image en laissant entrer et sortir de sa sphère personnelle juste ce qu’elle veut : ni plus ni moins.
C’est un jour d’été comme les autres et sans histoire particulière dans la succession de sa vie, et déjà elle se croit philosophe.
Ah ! Les modes !


07

Soudain le ciel se plombe. Elle regarde l’horizon et voit peu à peu descendre le lit des nuages. Le vent se lève. Le soleil disparaît. C’est presque minuit en plein midi.
Fugitivement elle a peur. Mais bientôt elle se rassure. Elle pense alors à l’inquiétude, lot commun de toutes les espèces devant l’incongruité de la nature qui change la donne. Non elle n’inventera pas un nouveau dieu.
Soudain, il se met à pleuvoir, fin et dru. Longtemps. Le ciel très bas, au ras des toits se dissipera plus tard, bien plus tard. Il ne restera plus alors que quelques gouttes de pluie minuscules accrochées sur le bord de la vitre.
Elle peut enfin sortir.


08

Rien. Elle a feuilleté ses carnets. Elle est étonnée d’avoir écrit tant d’inepties, tant de banalités. Elle pourrait aussi bien dire qu’elle est étonnée d’avoir écrit avec autant d’originalité sur des faits somme toute assez ordinaires. Elle aurait pu encore s’étonner de traiter tout sujet sans distinguo avec une habileté confirmée.
Elle a donc feuilleté ses carnets cherchant à relire ce qu’elle avait écrit sans y apporter le moindre commentaire. Mais, dans sa tête, c’est une vraie sarabande : « C’est bon ça, ça c’est très mauvais, et là franchement c’est à reprendre. Pourquoi écrire ainsi? A quoi cela (me) sert-il ? Est-ce une vraie nécessité ou un automatisme qui m’est venu en côtoyant les livres ? Difficile de répondre. Je ne suis rien qu’une petite écrivailleuse. Y réfléchir. Quand j’aurai le temps… »
Elle a l’air maussade. La réflexion sans doute. Pleine de morosité elle absorbe un sachet de passiflore, tilleul, aubépine et va dormir… Comme l’aubépine lui rappelle les haies des bocages (ferait-elle concurrence au petit Marcel), parce que le tilleul lui rappelle l’odeur entêtante d’une petite place tranquille au début de l’été et que la passiflore ne lui rappelle aucune odeur mais une fleur échevelée et rare, à la saveur piquante, que l’on trouve dans les jardins à demi en friche, ses préférés, ceux qui sont pleins de surprises, elle pourrait se retenir de fermer les yeux et commencer à écrire sur son carnet du jour, se laisser aller à ressentir. Mais non, elle laisse passer.
Décidément, elle broie du noir ce soir… et s’endort en pensant : « Je ne fais jamais qu’écrivasser. Quand vais-je enfin écrire? »


09

La ville, métaphore du monde, s’étend devant elle. Une vue splendide. Un bonus. Une prime inattendue qu’elle vient vraiment de découvrir dans un moment de lassitude.
Elle scrute la masse mouvante des toits et des édifices. Elle plonge dans le réseau serré et inextricable des rues. Elle s’imagine oiseau : Grain-d’Aile n’est pas loin, et elle nomme enfin les lieux qu’elle peut identifier. Elle hésite parfois. Elle se reprend. Elle s’assure.
Fascinée par l’immense flot des villes où l’on se perd et se retrouve, le cliché n’est pas loin, elle se détourne seulement lorsque le scintillement des lumières emplit la nuit tombée déjà sans qu’elle s’en aperçoive et referme doucement la fenêtre sur l’obscurité.


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A chaque jour un mot. Aujourd’hui il semblerait qu’elle n’ait rien à dire. Elle s’est levée pesamment, alourdie par une nuit dense et noire dans laquelle elle a essayé en vain de trouver une brèche, un allègement à sa pesanteur. Rien n’y a fait.
Elle tourne en rond et se heurte sans cesse à la masse dure et mate de ce souvenir nocturne. Elle pense à un trou noir. Elle se sent accablée et mal à l’aise. Son corps pèse. Et pourtant rien n’a changé, pas un gramme de plus ce matin. Ses gestes sont lents et mal assurés, comme différés. Elle est encore dans le puits de la nuit : sans rêve, sans légèreté, sans repos.
Elle pourrait dormir de nouveau pour essayer de (re)trouver l’apaisement, mais tout la tire de l’avant : sa vie, le chat, le café, le vent qui s’infiltre par la fenêtre entrouverte et qui amène les effluves de l’orage dès le point du jour. Elle fait un pas, puis un autre. Son sang circule. Elle vivra encore aujourd’hui.


12

Mille et une petites choses du quotidien la mobilisent. Choses de rien qui l’accaparent. Elle n’aime pas cela. Elle se tend, se crispe, rouspète. Mille et une petites choses insidieuses s’entassent en attente de résolution. Elle ne peut plus les éviter. Il faut les liquider. C’est important pour ne pas être noyée dans les remous impétueux du jour le jour qui apportent toujours leur lot d’incertitudes et d’imprévus.
Après elle ira mieux, mais ce ne sera jamais que momentané car elle n’arrive pas à régler tout à fait toutes ces petites choses du quotidien qui s’accumulent sagement comme un reproche muet. Elle ne peut donc pas goûter le repos parfait auquel elle aspire.
De jour en jour, mille et une petites choses tissent un fin réseau qui l’enferme dans ses responsabilités obligatoires. Elle ne souhaite que du provisoire.


18

Cela fait à présent quelques jours qu’elle n’est pas sortie, sinon pour approvisionner la maisonnée. Elle se trouve dans une de ces périodes d’insatisfaction latente qui la prend à la gorge au réveil et qui ne la quitte pas de tout le jour. Le sentiment diffus de rater tout ce qu’elle fait. Une perte de précision dans le geste et dans le regard. Elle contemple l’étendue de la journée et n’arrive pas à avoir de perspective positive.
Elle veut sortir, mais elle est incapable de bouger.
Elle se met à écrire fébrilement dans son cahier de poche, celui qu’elle traîne toujours avec elle, sur tout, sur rien. Sur rien surtout. C’est difficile. Brusquement elle pense à Flaubert et à sa tentative avortée d’écrire « un livre sur rien ». Elle y a pensé après coup. Ce n’est cependant pas son ambition. Mais les référents littéraires ont la peau dure. Les événements ne deviendront extraordinaires que si elle se donne la peine de les parer de mots magiques qui les feront vivre de manière insolite, décalée et inattendue. Finalement, elle pourrait aussi les « gueuler » s’en emplir la bouche et les faire éclater comme des feux d’artifices en espérant qu’ils ne se transforment pas en pétards mouillés. Elle pense à une histoire dure dans laquelle le personnage principal serait une femme intransigeante, insolente, volontaire et sûre d’elle, qui refuserait sans détour tout ce qui l’entrave.
Elle se met à lire, mais le sommeil la terrasse au bout de trois pages. Sa tête s’incline. Ses yeux se ferment. La lutte est vaine. Elle doit donc céder et s’abîmer dans les songes. Mais rêvera-t-elle ? Peut-être. Rien n’est sûr, même pas la tranquillité escomptée dans l’assoupissement.
Elle se lève, sort de sa torpeur stupide et prépare rapidement avec des gestes précis et économes le goûter qu’elle doit donner ce soir : tartes artisanales, riz au lait à la cannelle, halva à la vanille, cerises noires gonflées de jus, thé à la menthe, café, vin pétillant et jus de fruits. De quoi régaler les plus réticents de ses amis qui, en bande, viennent en fin de journée prendre la mesure de ce nouveau lieu investi récemment. Une sorte de crémaillère amicale à la bonne franquette.
La journée est presque passée. Il est 17h. Les premiers arrivent, les autres suivent. La fin de l’après-midi sera aimable. Ni torride, ni chaude. Ils se connaissent depuis longtemps et n’ont plus rien à se prouver.
Cependant, parmi ces amis, elle distingue, d’une part ceux avec qui s’établit un vrai contact, une véritable complicité quel que soit le terrain abordé, c’est à dire ceux avec qui la confiance indéfectible et réciproque circule, ceux qui ne chercheront jamais à la blesser délibérément parce qu’ils l’aiment vraiment pense-t-elle et parce qu’ils ont conscience de leur propre imperfection. D’autre part ceux, qui plus fugaces, se situent dans un entre-deux incertain par absence de générosité, par réserve circonspecte, ceux qui l’aiment bien certes, mais qui n’hésiteront pas, soit par manque de tact, soit par une malice teintée d’une légère méchanceté, à l’égratigner. Ils s’excuseront ensuite d’avoir « dépassé leur pensée » … Mais, songe-t-elle, le pensent-ils vraiment ? Ceux qui enfin, quelles que soient les circonstances, s’affalent bonaces et désabusés sur coussins et canapés dès qu’ils ont un verre à la main, prêts à s’incruster par amitié comme la tique sur le dos d’un chien. Ceux-là vous aiment de manière indifférente : aujourd’hui ils sont chez vous, demain, à l’identique, ils seront ailleurs. Peu importe pourvu qu’ils se vautrent avec un air de lassitude perpétuelle.
Il serait peut-être temps de réfléchir au mot amitié et d’en redéfinir le sens.
Aujourd’hui, elle n’a rien fait de spécial.


21

C’est la première lettre qui compte. Défaire ensuite tous les rubans qui retiennent toutes les lettres de papier pelure sable légèrement parfumées de musc, de benjoin, d’ambre et de patchouli. Un mélange poivré, kitch et inédit. Un sceau olfactif inoubliable. Le summum du mauvais goût s’empresserait d’ajouter tout esprit sensible à la trace visible et odorante des disparus dont la présence cependant perdure au fond du coffre indien. Quel tableau désuet conclurait-elle.
Raffinements inédits ou banalités des exhumations ? Elle ne saurait choisir les meilleurs termes. Ce n’est qu’un feu de paille qu’elle ravive et qui, éphémère, s’éteint au moindre bruissement des feuillets ouverts et repliés sur des secrets de Polichinelle. Elle referme le coffret aux secrets éventés et sort, cheveux au vent, courir le guilledou qui l’attend au coin de la rue. Voilà comment les ombres défuntes disparaissent enfin, la laissant soulagée.


23

Attablée devant « une assiette fraîcheur », le terme est de rigueur par cette première journée vraiment chaude de l’été, elle assiste sans le vouloir à une conversation qui n’en est pas une.
En fait, c’est le monologue pédant d’un fils, qui se voudrait savant et érudit, à son père. Il essaie manifestement de trouver un terrain d’entente, sinon d’intérêt commun. Il pérore pendant plus d’une heure sur les mérites comparés de la peinture du Moyen Âge et de la Renaissance. Les exemples sont précis, nombreux et illustrent bien le propos, soit l’évolution picturale : vision du monde, sujets traités : comment et pourquoi. Son exposé reste sec. Elle sent et elle sait qu’il ne s’est jamais placé à trois centimètres ou à trois mètres de ces toiles ou qu’il ne s’est extasié devant aucun de ces chefs-d’œuvre. Elle sait aussi qu’il ne s’en est pas détourné. Aucune des références évoquées par cet homme ne sont personnelles, elles n’ont pas été guidées par ses découvertes et ses réflexions. Il récite. Elle finit par savoir qu’en ce moment il lit l’ouvrage « remarquable » d’un critique d’art « génial » sur ces périodes. Il avait besoin de tester ce nouveau savoir fraîchement acquis sur un néophyte qui ne pourrait pas le contredire par ignorance. C’est cela le snobisme.
Par une pirouette, le père, qui n’a peut-être rien écouté de ce que disait son fils, saute du coq à l’âne et lui parle de Mondrian. Le fils désappointé, soudain insécurisé et mis en danger, parle plus haut, plus aigu, plus cassant en revenant à son propos – ou plus précisément au digest de la somme érudite qu’il a scrupuleusement lue, en diagonale s’entend, comme un potache qui bachote – sans relever celui de son père, qui ne fait pas partie du champ de son savoir. Chacun s’enferme dans un système et face à face, ils jouent au rendez-vous réussi. Pourtant, ils savent qu’ils se sont ratés, encore une fois. Cependant, aucun n’a le sentiment d’avoir perdu son temps puisqu’ils ont parlé à défaut de se parler. Parler, c’est essentiel, même au travers d’un double monologue. Se parler c’est mieux évidemment, mais ils sont sans doute satisfaits d’avoir fait leur devoir familial, soit probablement se voir au moins une fois l’an. C’est ce qu’elle croit en les écoutant malgré elle, tout en ayant l’air de faire autre chose. Une relation empoisonnée comme il y en a tant d’autres. Un cercle vicieux qui ne peut être franchement et nettement rompu parce que si les griefs existent de part et d’autre, ils ne sont jamais suffisamment aliénants ou importants pour justifier une rupture abrupte. C’est la force de l’orgueil qui est en chacun d’eux qui leur permet sans doute de supporter ce genre de situation inqualifiable où ils se croisent sans se voir, où leur parole devient théâtre.


24
Revenir sur le territoire de l’enfance et de l’adolescence est de plus en plus difficile au fur et à mesure que le temps avance. Il y a quelques années, il lui semblait être au seuil de ces tranches de vie et pouvoir les revivre avec vivacité en un clin d’œil. Aujourd’hui, tout est plus diffus, tout est plus dispersé, elle a l’impression d’avoir moins d’acuité à ressentir, mais ce n’est pas certain. Il lui faut surtout plus de temps pour plonger au cœur des événements, pour les répertorier et les revivre. Elle ne peut plus se contenter d’un seul claquement de doigt.




25
Finalement, elle a décidé d’explorer les territoires antérieurs, ceux de l’enfance, de l’adolescence, du jeune âge adulte. Ces états de la vie qui sont les plus lointains et auxquels elle a besoin de penser à partir de fragmentaires images qui ressurgissent.

Ce jour-là, exceptionnellement, ils étaient quatre. D’ordinaire ils étaient trois. Mais, les parents, qui voulaient montrer à quel point « le bon air » de la campagne était sain, avaient invité des amis avec leur fils, un grand dadet de quatorze ans. Elle n’en pensait pas moins, et elle le trouvait fourbe. Qu’allaient-ils faire de ce grand garçon monté en graine au pantalon trop court et aux chaussettes tirebouchonnées, eux, les petits qui n’avaient que dix, onze et douze ans ?
Philibert, le cadet, proposa la grange à foin, si pleine d’odeurs et de soleil rasant qui se frayait un passage par les interstices entre les planches mal jointes. Elle acquiesça à grand renfort de bons impétueux et désordonnés, un peu comme ceux d’un chevreuil, et prit la tête de l’expédition. Dahlia, la benjamine, suivait avec le grand de quatorze ans, la tête basse, en marmonnant. A l’entrée de la grange, la porte déglinguée s’ouvrait de travers mais sans difficulté et sans grincer dès qu’on la soulevait et qu’on lui imprimait un petit mouvement de rotation circulaire qui laissait un trait précis dans la poussière du chemin. C’est ce qui se passa : la porte s’ouvrit facilement. La grange n’était pas pleine car le foin était à demi rentré. Ils pourraient donc s’y jeter comme des fous depuis la longue poutre qui traversait la partie haute du bâtiment. C’était un jeu auquel Philibert et elle, l’aînée, excellaient, quant à Dahlia, elle traînait toujours les pieds pour participer aux parties toniques, euphoriques et vivifiantes qu’ils adoraient. Ce que Marie-Lou – c’est son nom – aimait par dessus tout, c’était le moment où elle allait sauter dans le vide, immense, lui semblait-il, après avoir évalué l’épaisseur des premiers tas de foin et la distance qui l’en séparait. C’était le moment fatidique, celui du creux à l’estomac, de la salive qui remonte, des jambes qui fléchissent avant le grand saut qui pouvait lui coûter sinon la vie du moins un bras ou une jambe si elle tombait trop loin du moelleux matelas d’herbe sèche. Après, tout se passait sans y penser. Elle se propulsait de l’avant suffisamment haut, le plus loin possible, en ramenant ses jambes vers sa poitrine. Ensuite, elle atterrissait enfin dans l’odeur piquante du foin coupé, détendue, heureuse, prête à recommencer indéfiniment jusqu’à ce que l’épuisement la terrasse, que ses membres indemnes soient lourds de courbatures, que sa respiration affolée par tant de frénésie se calme, que ses paupières se ferment sur la lumière dorée qui volait dans la poussière de paille en suspension, que l’intérieur de ses narines soit chatouillé par l’odeur d’herbe et de vieux bois, que sa langue pâteuse gonfle suffisamment dans sa bouche entrouverte pour qu’elle ait une irrépressible envie d’étancher sa soif avec cette eau froide et transparente qui coulait sans arrêt dans le bassin près de la maison où ils logeaient dans un ancien grenier à grains aménagé.


Voilà quels étaient les plaisirs de Marie-Lou, ceux qu’elle partageait avec Philibert, son complice des jours de liberté. Mais, avant de commencer, il allait falloir initier ce grand qui les suivait sans rien dire dans son costume de ville et qui n’avait aucune idée extraordinaire à leur soumettre pour passer l’après-midi.
Seulement, l’atmosphère se gâtait, car il semblait que ce blaireau qu’on leur avait filé entre les pattes ait envie de les initier à d’autres jeux moins légers. Marie-Lou et Philibert, mal à l’aise, contractés et méfiants, s’étaient rapprochés l’un de l’autre – ils se tenaient convulsivement la main, prêts à s’enfuir et à bondir hors de portée du cercle qu’ils formaient tous quatre dans le foin odorant. Le grand ne disait rien. L’air devenait plus lourd, plus opaque, chargé d’électricité.
Dahlia, la plus jeune et la plus poltronne, semblait fascinée par ce que le drôle avait sorti de sa braguette grande ouverte. Marie-Lou et Philibert se sentaient de plus en plus mal, vraiment. Dans leurs têtes, mille pensées se bousculaient pêle-mêle. Quelle horreur qu’elle est grosse et toute violette pourquoi il se la tient comme ça qu’est-ce qu’il dit appeler partir hurler qu’est-ce qu’il veut ? Dahlia le savait, visiblement. Elle se pencha vers lui et le suça sans autre forme de procès, à pleine bouche, dans un mouvement de va et vient parfaitement rodé. Elle avançait sa bouche comme une carpe qui respire, mordillait le gland et le léchait sur toute sa surface, puis le faisait disparaître prestement d’un seul coup de glotte en une longue goulée de peau jusqu’au fond de sa gorge sous la pression du grand qui la poussait en lui disant : « Allez, suce ! Suce-moi ! Plus fort ! Plus vite ! » Elle avouerait plus tard, cette petite goulue, qui geignait sans arrêt et pleurnichait à n’en plus finir dans les jupes de sa mère comme une sainte nitouche, que ce n’était pas la première fois qu’elle le faisait avec le grand.
Marie-Lou et Philibert se sentaient noués, en pleine nausée, au bord de l’évanouissement à la vision de cette succion laborieuse et appliquée. Ne supportant plus la vision de ce visage fourbe et mou aux yeux révulsés et à la bouche amère qui râlait bêtement, ils sautèrent brusquement sur la poutre et se lancèrent à grands cris dans l’air saturé d’images troubles. La tension retomba. Elle avait bien eu raison de se méfier de ce grand de quatorze ans qui en aurait quinze dans quelques jours. Dahlia se mit à pleurer, le grand se crispa et referma sa braguette. Marie-Lou et Philibert sautaient à qui mieux mieux en poussant des clameurs, des cris de Sioux, prêts à ameuter toute la maisonnée et le hameau en prime, jusqu’à ce que le grand excédé par ces jeux trop bruyants, par ces mômes mal dégrossis et pleurnichards sorte empoussiéré par la rage froide qui flottait dans l’air et l’envahissait.
Dans une heure il repartirait en ville. Il se dit qu’il ne verrait plus cette horde de demeurés qu’il avait laissée hurlante dans la grange. Il pensa aussi que c’était dommage pour Dahlia – ou plutôt pour lui – parce qu’elle suçait bien : il lui faudrait trouver quelqu’un d’autre, pour faire la besogne.

Aujourd’hui le grand aurait pu faire l’objet d’une plainte et être mis sous surveillance pour harcèlement.


26

Le chat, sur le bord de la terrasse, profite du soleil matinal et, consciencieusement, fait sa toilette, patte à patte, moustache après moustache, lissant son poil déjà si propre. Encore une toilette pour gommer les odeurs, pendant que dans l’herbe rase, la marche fébrile de quelques mulots débiles rejoignant la haie de roseaux résonne à ses oreilles. Patte en l’air, oreilles pointées, pelage frémissant, toilette interrompue, il est tout ouïe, tout attention pointue coupante comme la lame d’un rasoir. Silencieux, longiligne, un pas après l’autre essayant de se rendre invisible, il avance et tend le cou prêt à bondir sur cette manne imprévue, sur ce complément protéinique qui améliorera son ordinaire. Mais, les souris des champs, malignes, lui échappent encore. Il s’assoit étonné, penche la tête d’un air perplexe sur le côté pour regarder sous les taillis et, ne voyant rien, décide enfin d’attendre patiemment que ces bêtes menues se décident à sortir. Il s’allonge. Il a toute la journée devant lui.
La journée sera longue, pense-t-elle en regardant le chat qui, redevenu campagnard pour quelques jours, tente de reprendre un rythme où alternent chasse, territoire, sommeil et veille. Elle s’assoupit près de sa tasse de café entamée et repense à ce qu’elle a écrit hier. Elle ne fera aucun commentaire. Aujourd’hui, Dahlia est une femme conformiste ayant épousé un grand qui porte le même prénom que celui de son enfance. Philibert, toujours marginal, défend la survie de la nature, et la sienne par la même occasion, dans divers comités. Quant à elle, Marie-Lou, elle travaille toujours à l’alternance des possibles et veille à conserver son point d’équilibre.
Aujourd’hui donc, elle lira, car elle n’a plus rien à écrire, même pas que les pommiers sont chargés de fruits, que la fleur de magnolia a éclaté cette nuit, que la récolte de haricots verts a été bonne, qu’elle s’attarde sur les bruits environnants : le chant discontinu des oiseaux, le bourdonnement amplifié des abeilles lorsque l’on entre sous le feuillage du grand tilleul, le zézaiement des mouches qui cherchent quelques chairs à piquer, le cricri intermittent des grillons qui se déchaînent parfois, l’aboiement lointain d’un chien, le galop d’un cheval ou d’un mulet orphelin échappé du clos.


27

Tôt le matin, le hameau dort, calé contre les premiers contreforts face au lac qui peu à peu émerge de la brume d’été. Il fera chaud ce jour. C’est ce que disent les gens d’ici regroupés autour de quatre ou cinq noms de familles qui constituent l’élément stable de la population du coin. Elle regarde les quelques toits des maisons regroupées elles aussi autour de la petite route sinueuse. Pentus, ils pointent leur faîte vers le ciel avec simplicité depuis plus d’un siècle. Tout est calme. Si elle descend vers le hameau, elle devra saluer les uns et les autres. Ici, tout le monde dit « bonjour », même à ceux qui arrivent et qui sont inconnus. Le chat vient se frotter à ses jambes et minaude yeux plissés et « sourire vertical ». Elle se sent bien, toute nue, sous son ample robe de toile.


29

Promenons-nous dans les bois…


30

- Comment tu t’appelles ?
Elle vient de lever les yeux de sa lecture. Face à elle une fillette au visage rond épanoui, au large sourire, aux yeux pétillants et aux cheveux châtains tout bouclés, l’observe. Moment de surprise. Sourire. Elle se dit que la petite s’ennuie en voyage et ne peut pas se contenter de regarder défiler le paysage : prés, vaches, arbres, fils électriques, toits, villages… pendant trois heures d’affilée.
- Marie-Lou. Et toi ?
- Moi je m’appelle Farah.
- C’est un joli prénom.
- Où tu vas ?
- Et toi ?
- Moi je vais à Paris et après à Tunis et après…
- …C’est un long voyage.
De sa mallette, la petite sort un livre et des jouets.
- Tu joues avec moi ou tu me lis…
- Farah, ça suffit chérie, arrête d’embêter la dame, s’excuse le père avec un sourire.
C’est un assez beau garçon brun et vif, accompagné d’une femme splendide aux yeux flamboyants de passion apaisée peut-être par la climatisation et la longueur du trajet. La petite ne comprend pas la remarque et les raisons qui poussent son père à la priver de parler avec les autres passagers.
Marie-Lou se revoie soudain au même âge, à cinq ans. Elle aussi était bavarde, avait l’œil acéré et n’arrêtait pas d’égrener des pourquoi, pourquoi, pourquoi qui se répondaient en échos multiples et différés. Son père lui disait également, par souci de bien l’éduquer mais peut-être pour la forme lui semble-t-il à présent, de ne pas être si curieuse avec les inconnu(e)s.
Le voyage se poursuit.
Marie-Lou et Farah échangent quelques paroles par intermittence. Elles rêvent un peu en se regardant. La petite joue, se tortille, change d’interlocuteur, énumère des mots pour savoir si elle les sait bien, donne leur définition, ouvre son livre, tourne vite les pages, fixe Marie-Lou qui sent peser sur elle son regard. Farah s’assoupit.
Le voyage se poursuit.


Photographie de mhaleph

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