jeudi 8 novembre 2007

Hier (1)

Hier, au café, il finit par remarquer assise à la table voisine, une femme qui le regardait avec insolence. Ses longs cheveux bruns, bouclés, retombaient en cascade de soie drue sur ses maigres épaules, lui faisant comme une parure de fête qu’elle aurait ornée de rubans dorés. Surpris par tant d’insistance, il l’observa à la dérobée, indécis, incrédule, pétrifié puis amusé. Il souleva enfin entièrement le voile pesant de ses paupières endolories par une nuit sans sommeil et, plus attentivement, il la fixa. Sous quels tropiques pluvieux, dans quelles puces de barrière ou de porte, sur quels étals de bric et de broc d’où la fortune allée s’en était, avait-elle trouvé ces ornements de foire ?
Son apparence insolite retenait son regard. Malgré lui. Rien de semblable en effet ne se profilait à l’horizon des jours, coutumiers d’uniformes beautés de cellophane et de papier mâché sorties droit des rayons frigorifiés où s’entassaient les pots de crèmes sur-con-gelés gardiens tutélaires d’une jeunesse miraculée. Il la darda enfin.
Sous un front haut et bombé légèrement froissé se détachaient de grands sourcils bruns, touffus et bien arqués qui abritaient des yeux de lave durcie si incandescents que nul n’aurait pu dire à cet instant s’ils brillaient de colère ou de passion. Agitée de légers tics, elle ouvrait et fermait nerveusement de lourdes paupières frangées de longs cils noirs très recourbés. Pas de maquillage sur ce visage brut, mais des couleurs violentes comme le rouge des pommettes qui semblaient enflammées par on ne savait quelle pensée. Saillantes et légèrement osseuses, comme ses épaules aux salières profondes et inquiétantes, elles surmontaient des joues creusées d’incertitude discrètement parcourues par des vibrations de colère, de dépit, d’impatience.
Au bruit que fit la porte frottant sur le plancher délavé et mal raboté, elle découvrit d’un geste brusque ses petites oreilles aux lobes ventrus et aux pavillons pointus. Ses cheveux ramenés en arrière lui donnaient un air carnassier encore accentué par une bouche gourmande aux dents biseautées taillées pour la morsure. Elle semblait écouter tous les sons qui se propageaient dans l’air saturé de paroles vibrantes. A l’affût, concentrée sur on ne savait quel problème, elle passait consciencieusement, comme un écolière appliquée, sa langue nerveuse sur les bords acérés de ses dents supérieures. Elle semblait en étudier toutes les aspérités, une à une, de la bordure la plus douce à la plus inégale. Crispée sur cette exploration méticuleuse, elle ne percevait pas le mouvement frénétique de sa langue s’agitant, à une vitesse surprenante, de gauche à droite puis de droite à gauche sur la pointe extrême de ses dents. Tic ou provocation ? Difficile à savoir tant la nervosité de ce visage était troublante.
Son cou long, flexible supportait cette tête étrange dont le regard noir le fixait encore sans vergogne alors qu’elle se savait à présent observée. Elle se leva majestueusement en repoussant lentement sa chaise, jeta négligemment sa serviette sur le coin de sa table, fit vivement volte face et se dirigea d’un pas assuré vers le comptoir. Il put alors la voir entièrement. Elle était svelte, telle une fine tige ployant sous le vent, ventre plat à peine entrevu, fesses menues mais rebondies et haut plantées à l’attache d’un dos cambré d’orgueil. Sa fierté et sa douleur. Il se serait pourtant attendu à une croupe plantureuse ondoyant sous les quolibets. Mais non, rien de tout cela, juste un petit derrière sec et précis qui dansait sous le satin de sa robe d’été hivernale. Quelle complication ! Une tête furieuse sur un petit corps d’enfante grêle poussée en graine sur ses hauts talons claquant sa marche d’un pas affranchi.

Ouvrant d’une main sûre une petite bourse de perles de jais qui pendait négligemment sur sa hanche pointue, elle en sortit une autre bourse, minuscule, pouvant à peine contenir un billet plié qu’elle extirpa et fit prestement disparaître à la saignée de son poignet entre la peau et la paume du gant qu’elle avait enfilé durant son bref trajet entre la table et le comptoir. Suivit une pièce sonore qui vint choir sur le zinc comme pour rappeler à l’ordre le garçon occupé à servir un pilier de bar égrillard, à prendre la commande d’un homme au long manteau de drap tout en surveillant du coin de l’œil la préparation d’un expresso. Tout un art expérimenté du jonglage. La femme au regard fou, excédée par la lenteur du service, ramassa la pièce d’un air rageur et la relança en la faisant tourner comme une toupie folle. La pièce lassée par ces rotations intempestives et frénétiques tomba pesamment sur le côté en ondulant mollement pour venir enfin mourir près d’un petit verre à pied au parfum de cannelle.
Miracle du parfum ou impatience domptée, la femme s’appuya sur le comptoir et tourna lentement la tête vers le consommateur du petit verre cannelé. Sous la robe satinée, tous ses muscles tendus travaillaient et un à un se dénouaient pour laisser place à une souplesse féline. L’odeur de la cannelle se mêlait à celle, légèrement sucrée, du vin chaud. Le regard voilé elle esquissa un sourire à peine perceptible, ambigu, hésitant entre complicité et provocation. Ses yeux qui jamais ne pouvaient regarder simplement, dans l’apaisement, lançaient comme de petites pointes défiantes. A ce moment-là, la tension lentement accumulée au cours des heures passées à attendre en vain, envers et contre toute raison, captive de ses exigences d’amour fou, s’affaissa pareille à un vieux chiffon imbibé de sueur, de moiteur, de parfum rance et de larmes séchées. Un vieux chiffon usagé comme un vieux sac de voyage percé que l’on aurait jeté avec négligence et fatigue au pied du comptoir sur lequel les verres entrechoqués et cliquetants tintaient dans un vacarme de coup de feu. De négligence en négligence, de sa serviette maculée de bave et de rouge à sa fierté chiffonnée foulée au pied, elle se défaisait, se délitait, se défilait et s’effaçait mollement, piteusement. Rien d’indigne, seulement un léger relâchement de l’ego. Une ombre masquée passa sur son visage et, avec lassitude, elle massa de sa main gantée sa nuque raidie. Ses doigts nerveux imprimèrent un mouvement de rotation à son cou douloureux. Elle ferma les yeux et elle entra à pas de velours dans l’univers perdu qu’elle traquait sans succès depuis des jours, des nuits, des heures.

Un incendie s’était déclaré dans les coulisses de sa vie. Longtemps il avait couvé dans le grenier de sa mémoire, puis s’était mis à ramper sur tous ses souvenirs insoumis, sur ses éclats de vie balayés et jetés dans un coin furtif derrière d’autres événements plus actuels. Elle s’était ainsi aperçue qu’en tête elle n’avait plus guère d’images lointaines, de saynètes vivantes. Anesthésiées par le temps, brûlées par l’oubli, desséchées, mortes. Enfin. Il ne lui restait rien, même pas trois bribes à coller ensemble pour se rassembler, même pas de quoi construire une histoire qu’on aurait eu plaisir à lire. Une antévie jolie, un peu déguisée qu’elle aurait maquillée, à peine, peut-être, pour être plus présentable, comme un colis de fête dont on a soigné la mise.
Pourtant non, elle aurait aimé être vraie, ni oublieuse, ni énigmatique. Sincère seulement. Mais parler en silence, uniquement, avec sincérité, était-ce possible ? Qu’elle remonte les ans un à un ou qu’elle choisisse l’ellipse d’épisode en étape, la tentation du trucage embusquée à chaque coin de phrase était grande. Prédateur prêt à bondir, la langue voulait son heure de gloire, et à tout prix la dire, elle, sous son meilleur jour. Mais que voulait-elle ? Se laisser guider par la syntaxe et ne dire que ce qui en elle était décent, ou composer avec la langue, tresser sa vie et les mots pour qu’imbriqués ils la traduisent comme elle était ?
Elle restait honnête. Elle se sentait incapable de remonter le temps, de fixer les moments où ils s’étaient rencontrés, d’esquisser les jours chaleureux qu’ils avaient passés ensemble. Elle aurait pu remonter encore plus loin, à l’aube de son âge adulte. Elle aurait pu aussi revenir à son enfance. Mais non, elle ne pouvait pas. Elle n’était pas sûre de ses souvenirs. Elle avait peur de ces images déformées qui pourraient revenir du fond de sa mémoire. Elle craignait le mensonge. Alors elle s’abstiendrait, pensait-elle.

Appuyée sur le comptoir dans la lumière du matin bien avancé après les petits noirs de l’aube, dans un entre-deux de rires et de larmes, elle restait sur le qui-vive comme une bête aux abois prête à jeter aux orties cette impossible histoire qui la menait à la mort. L’étranger à côté d’elle ramassa du bout des doigts, délicatement, la piécette à présent au repos et la lui tendit : « Vous permettez ? » Comme elle avançait une main incertaine et le regardait avec une hébétude mordante, il se remit à compter sa monnaie dans la soucoupe de bakélite prévue à cet effet. Il allait partir. S’éloigner de cette jolie femme triste au sourire cannibale qui n’avait su réagir à son invite. Son visage, ravagé par la nuit en plein midi et probablement par le jour en plein minuit, parlait pour elle. Elle était en désespérance. Enfilée à la va-vite sa mise insolite en forme de robe satinée par l’été à l’entrée de l’hiver tournait en plis désordonnés, autour d’elle. Ample et souple comme un chat chaud qui se réveille doucement en catimini, mais toujours prêt à lancer sa patte pour imposer sa loi. Il savait aussi qu’elle avait pleuré et qu’elle pleurerait encore, nerveusement, jusqu’à se sentir vidée du flot brûlant qui se consumait en elle. Larmes cathartiques et regards perdus incisifs étaient son lot, pour un mois encore, sans doute. Il sentait, sans la connaître, qu’empalée par la douleur, elle errait dans une débâcle maîtrisée. L’acuité de son regard l’amenait peut-être à cette conclusion. Un désespoir de circonstance, passager, presque surmonté déjà. Une souffrance un peu théâtrale mais si peu feinte. Trop vraie malgré sa démesure, trop gênante dans son impudeur.

Rien à voir cependant avec la terreur animale qui l’avait submergée des mois durant et l’avait terrassée au fond de sa chambre. Une expérience inoubliable. Sa mémoire avait sélectionné les faits. Juste un intervalle de trois mois. Au réveil d’une aube grise, une vision terrifiante de sa vie s’était imposée. Elle avait réalisé qu’elle ne recevait plus ni appels ni messages depuis longtemps et que les siens tombaient systématiquement dans le vide. Depuis des semaines, ce cauchemar la hantait, souterrain, lancinant, sous-jacent, toujours présent. Ses interrogations, sa patience et son attente pleine d’incertitude avaient volé en éclats. Plus rien ne la reliait en effet à un semblant de vie, sinon les gestes accomplis pour se préparer et être présentable au monde, pour assurer sa survie alimentaire, pour se distraire un peu en attendant de répondre vraiment aux questions qui restaient sans réponse. Un jour pourtant, elle avait entendu le silence qui s’était installé autour d’elle. Jusqu’à cet instant, elle avait occulté ces faits de néant, ces effets d’inexistence pour ne pas y penser. Puis, elle avait commencé à réfléchir, supputant mille tracas survenus à son interlocuteur absent -on excuse toujours ce qu’on aime- , subodorant malgré tout quelques roueries imprévues. Enfin, son esprit saturé par tant d’hypothèses avait éclaté sans prévenir du jour au lendemain.

Le premier jour, elle n’avait pas pu se lever et à peine manger. Elle était restée en boule au fond du lit sans bouger, redoutant le jour, refusant de penser, forçant le sommeil. Le deuxième jour, à demi consciente des enjeux d’un tel comportement, elle avait téléphoné à son employeur pour s’excuser de son absence et pour régler tous les soucis administratifs relatifs à cet état de fait. Le troisième jour, elle était descendue chancelante, hâve, à demi vêtue et déjà à moitié folle, et était allée chez le médecin pour le prendre à témoin et lui faire constater son délabrement général. Le quatrième jour, elle s’était approvisionnée, pressentant qu’elle aurait de plus en plus de mal à descendre et monter ses deux étages. Le cinquième jour, elle avait laissé aller. Enfin. Elle entra alors dans ce monde où plus rien n’a de sens et où tout fait sens, si vivement que le sens lui-même devient le plus souvent intolérable et destructeur. Ce jour-là, elle passa donc le seuil de cet univers particulier qu’on appelle la folie. La sienne était bien cadrée. Elle disparaissait dès qu’elle était en présence d’un congénère. Absente, lorsqu’elle répondait au téléphone -quand elle répondait !- à quelqu’un qui s’inquiétait, lui voulait du bien et prenait de ses nouvelles. Absente, quand elle allait chercher le pain ou le lait.Absente, quand elle sortait et se dirigeait vers Le Luxembourg pour regarder le soleil à travers les feuilles rousses de l’automne finissant. Personne n’aurait pu déceler les petits délires quotidiens qui déchaînaient cette jolie femme brune, fine et nerveuse au regard de braise ardente qui se promenait calmement mains dans les poches. Personne n’aurait pu deviner qu’elle râlait, jurait, éructait, vitupérait, piétinait frénétiquement, lançait, jetait, brisait contre les murs et le sol tous les objets qui se trouvaient à sa portée dès qu’une fulgurante envie de hurler l’assaillait. Son geste s’accompagnait d’une plainte, celle de l’abandon et du désespoir. Son corps, brisé par la haine qui accompagnait l’excès d’amour, s’affaissait. Elle se jetait alors à terre et sanglotait sans retenue ou lançait dans le silence glacé comme une ritournelle : « Non ! Ce n’est pas possible ! » en martelant le sol de ses poings.
Lorsqu’elle était épuisée, elle se renversait sur le dos et se roulait en gémissant jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et s’endorme dans un hoquet. La nuit venait, elle dormait toujours, longtemps, puis se réveillait et rampait poussée par le froid pour retrouver n’importe quoi qui puisse la réchauffer : son lit, un pull, la cheminée dans laquelle rougeoyait la dernière bûche, une couverture. Exténuée, elle allait ainsi jusqu’au prochain matin. Atterrée parfois par son état, elle décidait péremptoirement, dans un sursaut de lucidité aussi brève qu’instable, de passer sa journée à suivre des règles qui lui serviraient de balises. Les garde-fous n’étaient pas loin. C’est ainsi que peu à peu, jour après jour, elle avait sombré et était revenue à elle lentement, jusqu’au moment où elle avait pu, pour la première fois, depuis des temps immémoriaux, reprendre sa place dans ce petit bistrot désenchanté qu’elle aimait tant et où elle lui donnait tous ses rendez-vous d’amour, quand il l’aimait et ne l’avait pas oublié comme un colis sur le bord de la route. Un amour fou où la fusion des ego et la confusion identitaire l’avaient menée au malaise le plus terrible, au mal être le plus abyssal.

Elles détestait les faibles et se serait méprisée de le devenir ne serait-ce qu’une seule fois. Pourtant, ne l’avait-elle pas été en manquant de discernement, en se fiant sans réfléchir à ses sensations les plus imprévisibles ? Elle avait ouvert le chemin à l’erreur. Elle le savait. Ne s’était-elle pas dit cent fois que la logique devait l’assister dans toutes ses entreprises ? Seulement… Seulement, tout avait volé en éclats, elle avait oublié de penser et avait perdu son libre-arbitre. Mais, aujourd’hui, trois mois après, elle raisonnait de nouveau, malgré sa robe d’été en hiver portée de manière un peu voyante dans le petit bistrot du coin de sa rue. Elle voulait sortir à présent, éprouver l’air sec de l’hiver et sa convalescence, voir de nouveaux visages, entendre d’autres langues, courir d’autres pays. Préparer une évasion réussie. C’est pour cela qu’elle s’était énervée. Rien n’allait assez vite, le garçon lambinait encore et elle se sentait mal à l’aise sous les feux croisés des regards. Celui de l’inconnu du zinc, sur le départ, interrogateur et compatissant. Celui de l’homme assis sur la banquette de moleskine dont elle discernait l’insistance amusée dans la grande glace ancienne qui lui faisait face.
Le garçon lui-même s’impatientait de l’obstination de cette étrange femme postée devant le comptoir, le provoquant avec ses roulements de pièce sur le métal. Il lui fit brusquement signe de retourner à sa table, puis rajouta : « Moi je fais le comptoir ! J’vous encaisse pas ! Voyez mon collègue dans la salle ! » Cela faisait un moment que Jacob la suivait du coin de l’œil. Il la connaissait, ou la reconnaissait plutôt. Amaigrie, la pause faussement décontractée, l’œil cerné et torve peut-être vaguement méprisant, cette habituée, déserteuse depuis des mois était enfin de retour. « Un voyage, peut-être », pensa-t-il. Eprouvant alors. Car ce visage ravagé l’intriguait vraiment. Qu’avait-elle bien pu vivre ?
Non, pas un voyage. Car il savait bien ce qu’on disait de celle qui venait autrefois prendre en équilibre sa noisette matinale avant d’emboîter le pas à la rue pour rejoindre son gagne-pain. Il la voyait aussi parfois avec un homme, le même depuis des mois. Un bel homme au chapeau de feutre mou couleur de châtaigne grillée qui la découvrait chaque fois qu’il la voyait. Un jour, plus rien. Disparue. Invisible. Voilà qu’elle réapparaissait soudain, avec sa raison déglinguée, plus ou moins rafistolée, pour sa première sortie dans un lieu très public. Elle y était restée héroïquement près de trois heures, sans bouger, au même endroit. Un exploit, puisqu’elle ne tenait plus en place depuis plusieurs semaines. Il savait bien Jacob ce qu’on disait d’elle. Deux mois plus tôt, Madame Dufour lui avait confié sous le sceau du secret : « Elle a zappé trop loin qu’elle peut plus revenir. Elle est juste un peu spéciale, mais elle est pas méchante, et comme elle est pas agressive ils l’ont laissée dans ses murs. La camisole de force c’est pas pour encore ! Mais faut voir ! » Une commère du quartier qui vendait des fromages au marché et qui savait tout sur tous avant tout le monde et les intéressés eux-mêmes ! Une vraie gazette au comptoir tous les matins à six heures ! «Encore une de ces filles éperdues d’amour qui a plongé tête la première dans une histoire unique, extraordinaire, inénarrable », songeait Jacob un rien sceptique. Jusqu’au jour où la raison raisonnante avait galvanisé son soupirant le mettant en garde contre cette folie d’amour qui l’avait saisi. Un homme très pris sans doute, probablement en transit en Europe et qui s’était brusquement souvenu qu’il avait d’autres engagements ailleurs. Au moins lui, Jacob, il s’était mis à l’abri en dosant au tiers les ingrédients selon lui indispensables à une réussite conjointe : la tendresse, la confiance, et l’avenir commun avec Théodore, qui allait s’occuper de cette femme perdue lorsqu’elle aurait rejoint sa place. Rien de fulgurant, mais de l’essentiel.

Le ton sans réplique employé par le garçon, l’incita à regagner sa table sans rien ajouter mais en pensant tout de même par devers elle qu’elle perdait du temps. Etrangement, au lieu de jeter son prix sur le comptoir et de sortir sans plus attendre ou de se mettre en colère, elle retourna à sa place, se colla au dossier de la banquette, sortit un carnet et un crayon de la poche intérieure de son manteau noir et se mit consciencieusement à croquer en mots et en images tous les consommateurs qui se trouvaient dans son champ visuel. Ceux qu’elle pouvait observer en ayant l’air de faire autre chose : une mère et son enfant mongolien, un jeune couple d’amoureux flanqué d’un bébé joufflu criant « Ta ! » par intermittence, un intellectuel mafieux cogitant trop haut pour être honnête, un groupe d’amis tous âges confondus, une cinquantenaire corrigeant frénétiquement des copies pour éprouver sa vitesse de pointe et la comparer à celle de ses vingt ans, deux amies obstinées qui se tenaient tête au sujet d’un problème de cohabitation. Tête ostensiblement penchée vers son carnet, elle ne la levait que subrepticement afin de fixer : dimensions, formes, couleurs, profondeur de champ graphique et syntaxique de ces croquis d’humeur.
Chaque tableau lui inspirait un trait particulier qu’elle faisait ressortir pour garantir son succès et s’assurer d’éventuelles ventes. L’amour démesuré de la mère pour son enfant infirme, la béatitude inconditionnelle du couple pour son bébé, le narcissisme exacerbé de l’intellectuel, la proximité confiante des membres du groupe, la fébrilité hystérique de la cinquantenaire, la tension passionnelle des deux amies. Elle retrouvait au fond d’elle une activité qui lui plaisait, qu’elle pratiquait souvent aux beaux jours, à la terrasse des bistrots où les gens sont plus détendus et moins attentifs. Elle possédait un plein tiroir de ces dessins et de ces textes à la sauvette qu’elle destinait à ses «Carnets de route ». Ceux dont elle avait ébauché le plan avant de partir en débandade. Pourrait-elle les reprendre ? Oui, sans doute. Elle allait mieux. Le garçon de la salle, guidé par son compère, arriva près d’elle et lui tendit l’addition. Elle déplia le billet qu’elle avait extrait de son gant gauche et régla son affaire à un petit déjeuner complet : croissants, pain-beurre-confiture abondamment arrosés de café à volonté. Elle se sentait bien. Plus légère, elle pouvait aborder sa vie avec optimisme et dédramatiser les trois mois passés sur la corde raide. Pas de balancier pour garder l’équilibre, juste la souplesse de ses pieds menus qui l’avaient finalement sauvée de la chute et du désastre.

Pensées flottantes en poupe, elle projetait déjà un départ désertique, elle s’imaginait sur la crête des vagues et les arêtes des dunes, traversant des mers intérieures et glissant sur des étendues de sable vastes comme des océans. Ces terres presque infinies restaient une tentation bien grande, telles des aimants lointains au magnétisme redoutable. Déportée vers le désert rouge et ocre, soumise à la chaleur du jour et à la froidure de la nuit, transportée aux pas lents et chaloupés des chameaux sur des pistes chaotiques parfois à peine tracées, chaleureusement adulée par des hôtes de hasard, sollicitée avec curiosité par des femmes de tous âges la palpant comme une déesse sacrée, elle sentirait toutes les odeurs particulières de cette vie nomade : celle des cuirs bruts, de la laine rustique, des brûle-parfums, du thé vert et de la pâte d’amande, des arachides et des épices chauffées à blanc. Elle rêvait d’un Orient mirifique doux comme la chèvre berbère aux longs poils, sucré comme la datte confite, cinglant comme les vents de sable, irradiant comme la lumière de l’aube. Un beau rêve de pacotille pour une convalescence consentant avec complaisance aux malices de tous les mirages. Jusqu’où s’irréaliserait-elle pour ne pas sombrer encore, jusqu’où consentirait-elle à tricher sa vie pour la vivre. Peut-être qu’au prix de quelques opportunités, de quelques facilités consenties, de quelques illusoires rencontres elle arriverait à oublier son excessive ardeur, de celles qui ligotent et entravent. Elle y était décidée même si elle avait conscience du ridicule de ses tentatives, de la banalité de ses démarches galvaudées et rapiécées de toutes parts. Peu d’originalité dans cette voie, mais la certitude d’en finir définitivement en évitant dorénavant les passages sans issue. Elle n’était ni un Baudelaire, ni un Rimbaud, ni même un Michaux émergeant du gouffre pour exploiter avec succès les paradis artificiels qu’elle avait créés à la force de son hystérie, à la pointe de sa démence, au paroxysme de ses délires. Autant rester modeste. Mais la modestie ne lui seyait point. Elle ne savait pas s’effacer et ne supportait pas d’être un ombre parmi d’autres ombres. Elle s’exposait toujours en pleine lumière, prenant des risques, suscitant sans arrêt la désapprobation, la critique déconstructive, la fuite. Elle aiguisait les mauvais sentiments, les intentions troubles, les acrimonies cachées, les haines latentes parce qu’elle rassemblait en elle toutes les qualités qui manquaient à la plupart ! Physique avantageux, douceur et fermeté conjointes, vivacité et intelligence aiguë des situations. Difficile dans ces conditions de faire l’unanimité ! Elle termina son dernier croquis : un chat au regard interrogateur posé sur le coin du comptoir qui tendait avantageusement le cou pour solliciter la caresse hésitante, affectueuse ou amusé d’un consommateur. Elle referma son carnet, tailla son crayon pour une séance prochaine et rangea le tout dans la grande poche-cœur de son manteau de nuit.

Elle redressa la tête. A côté d’elle, de l’autre côté de l’étroite travée qui séparait leurs tables, assis sur la banquette de moleskine cramoisie, l’homme, par intermittence, la fixait toujours avec intensité. Entre deux âges. Plus tout à fait vingt ans et pas encore quarante. Ni beau, ni laid, avec un visage qui ne se remarquait qu’à peine. Elle se sentit désossée avec fermeté mais sans aménité. Rien qu’un consommateur anonyme qui parmi tant d’autres prenait des notes sur un cahier d’écolier à grands carreaux, ouvert devant lui sur la table de marbre.

Le cahier et le vieux bistrot allaient bien ensemble. C’était un bistrot chaotique comme on n’en voyait plus guère. Elle l’avait élu. C’était son unique refuge loin du tumulte de la modernité. On y marchait sur un sol de lattes disjointes lavées chaque matin à grande eau fortement javellisée par la patronne du lieu, toujours tirée à quatre épingles, bien pomponnée et le chignon planté vivement sur le sommet du crâne. Une femme exceptionnelle qui maintenait en vie à contre courant ce petit bistrot qui sentait bon la sciure de bois frais étalée à la pelle généreusement après le lessivage matinal.
Vaguement épaulée par un mari vieillissant qui se contentait d’essuyer quelques verres qu’elle lavait avec énergie, elle menait son affaire de mains de maître. Sans fléchir. Jamais. La lassitude c’était pour lui qui traînait un peu les pieds, mais qui pouvait encore descendre à la réserve pour puiser dans les stocks cannettes et bouteilles qu’il remontait derrière le comptoir ou pour le frigo de bois vernis à large poignée chromée qui faisait « flop » quand on la tirait ou quand on la lâchait. Si elle adorait voir le soleil briller dans les miroirs au tain passé leur faisant comme une peau tavelée, étalant de grandes taches brunes sur les reflets, si elle aimait voir son univers bien ordonné et prêt à vivre dans la lumière dorée du matin, il aimait, lui, ouvrir dans le plancher la trappe aux livreurs qui s’y engouffraient pour déposer à grand fracas les casiers brinquebalants. Il disparaissait avec eux, le temps d’une livraison, dans la cave humide aux odeurs de salpêtre et de moisissures. Le combat de l’ombre contre celui de la lumière avait commencé.
Deux garçons vifs et nerveux, l’un au comptoir, l’autre en salle, donnaient l’impulsion marchande à cette petite affaire en sursis, et le rythme aux commandes. Précis et sérieux, ils travaillaient plus par amitié pour les bistrotiers que pour l’appât du gain qui restait bien modeste. Un geste du cœur qui serait récompensé lorsque les patrons passeraient la main, leur laissant la priorité avec quelques facilités. Une affaire à ne pas laisser choir, et qui pouvait bien tourner, à condition d’avoir quelque courage et du cœur à l’ouvrage. Ils s’affairaient toujours, méticuleux, avec cette perspective en tête.

« Frank ! Déjà là ? » Elle sursauta, sortit de sa rêverie. Une grande femme aux mouvements larges et un peu rudes venait de pousser la porte grinçante qui frottait sur le plancher mal raboté et de lancer dans l’air de onze heures passées ces paroles de bienvenue à l’homme assis sur la banquette. Cet homme-là était arrivé tôt à son rendez-vous. Une heure d’avance, elle l’avait vu. Mais une heure bien remplie à écrire dans son cahier d’écolier…et à l’observer sans vergogne. Elle s’en était aperçue… « Judith, c’est toi ! Tu n’aurais pas un vrai stylo ? Le mien fuit depuis un moment et je n’arrive pas à finir cette phrase, lança Frank.
- Tiens. Mais dépêche-toi donc, nous sommes déjà en retard d’une charrette et tu sais bien qu’Arthur n’aime ni les horloges parlantes qui dérapent, ni les lapins courants !
- Oui, oui ! Voilà ! J’arrive ! Laisse-moi juste finir la phrase…
- Ta phrase ou ton paragraphe ? Je le sens mal. Tu te fiches de moi ? Je viens de te dire qu’on serait pas à l’heure !
- Tu oublies peut-être que tu es en retard et je te signale que j’attends depuis une heure ! répliqua-t-il légèrement contrarié.
- Toujours irréprochable, bien entendu ! C’est bien ma veine !
Frank tenait tête avec conviction, alors que Judith s’énervait avec un relent d’ironie. C’était souvent ainsi, trop proches et trop lointains, la sympathie et l’objectivité réciproques leur faisaient défaut. Associés en affaire comme à la ville leur relation était empuantie de turbulences. Excédée par ce duo coléreux mais complice qui manquait de générosité, Lidie se détourna, prit son manteau et sa besace sur la chaise en face d’elle, se leva prestement, enfila rapidement son vêtement d’hiver, lança un « Au revoir » à la cantonade, tira violemment la porte rebelle qui frottait sur le plancher disjoint et sortit à pas pressés… Elle était libre ! Enfin libre de recommencer.

Marcher dans la rue d’un pas décisif et décidé sur ses hauts talons la grisait. Décidément ce jour-là était un jour spécial, un jour où elle pouvait enfin avancer à grands pas et laisser derrière elle les balades murées aux pas fous, masqués par une feinte nonchalance, lors de ses sorties furtives au Luxembourg. Le pas de la promeneuse qui dans la ville sait aussi profiter des espaces verts ménagés entre deux pavés et les choyer de son attention en mesurant son allure. Simulacre d’équilibre dont elle riait à présent en allongeant encore la jambe qu’elle avait fine et galbée, en claquant des doigts et de la semelle pour imprimer au bitume figé son allégresse retrouvée. Comment avait-elle pu ? Elle ne comprenait pas. Mais à quoi bon revenir sur ce passé qui comme une peau de serpent se desséchait en s’effilochant. Desquamation salutaire qui la laissait enfin respirer en envoyant par dessus les moulins à vent, tel un Don Quichotte en jupon, les fausses idées, les illusions tenaces qu’elle avait minutieusement cultivées, croyant vivre le plus rare et le plus succulent des moments, le goûtant comme un feuilleté d’un fondant exceptionnel. Elle avait voulu croire à l’innocence, à l’excellence de ses qualités et à l’exception. Il est toujours tentant de se croire unique et de faire preuve de fatuité même dans la plus grande simplicité. Ces trois mois passés, ceux qu’elle s’efforçait d’oublier, tout se brisait entre ses mains, contre ses yeux, dans sa bouche. Rien ne résistait à sa force, à son regard meurtrier, à ses dents broyeuses. Elle vivait sur les cadavres qui s’amoncelaient, bien cachés, dans les placards de son appartement, et sur le sien qu’elle rencontrait chaque jour à la morgue du rêve, autopsié et blanchi par les hémorragies, infecté par quelques bactéries malignes qui lui menaient la vie dure jusqu’au passage du Styx, pesant de tout leur poids épidémique dans la barque de Charron prête à chavirer à la moindre surcharge, la vouant à une perpétuelle errance sans jamais trouver de repos salvateur, de solution compensatoire.
Elle jouait alors avec les mots et les chandelles allumées derrière les volets fermés, sombrait en narcissisme photographique, essayait en vain de se définir, d’apporter des contours à son être et à sa vie, multipliait les mises en abyme spéculaires aboutissant ainsi à l’infinitude de ses représentations, hurlait en silence son angoisse. Les mots crevaient dans sa gorge et l’étouffaient à vomir. Les mots multicolores sucés, dégustés, avalés, croqués des années durant, l’avaient nourrie de toutes leurs images gourmandes. A présent, ciguë mortelle, ils venaient s’écraser contre son palais et pourrir sur ses lèvres ouvertes bavant la langue dans des contorsions de damné. Le langage l’abandonnait. Elle retenait le pire, les facettes qui déforment l’homme et le rendent méconnaissable. C’était cela la folie : l’abus d’un langage défait qui disait crûment la faim, la soif, le chaud, le froid, l’amour, le sexe. Un jour de rémission exceptionnelle, elle voulut enregistrer les dérives verbales que sa conscience refusait d’entendre. Il s’agissait de savoir enfin jusqu’où elle allait, jusqu’où elle s’entraînait malgré elle, à son corps défendant. Elle le sut et ne voulut pas y retourner. Cette expérience extrême la persuada que tout être humain éduqué dissimulait un monstre incontrôlable et démentiel qui s’invitait au logis et pouvait détruire celui qui l’hébergeait : l’honnête homme, l’homme de bonne volonté. Cet animal primitif recroquevillé dans l’ombre de nos esprits pouvait sortir sans laisse à tout moment. Personne n’était à l’abri de ses méfaits. Elle en était sûre.

Aujourd’hui, Frank est encore sur la banquette de moleskine à côté du poêle de faïence bleue qui lance des éclairs de chaleur rouge et qui installe le corps dans une torpeur douce. Son amie, Judith, n’est pas venue et n’a pas brassé l’air du petit bistrot, déjà chargé d’odeurs et de murmures, de ses grands gestes provocateurs. Il écrit toujours sur son cahier d’écolier. Il invente l’histoire de Lydie qui est partie en voyage ce matin sur un coup de tête, pour se guérir, définitivement. Elle y a investi tout son pécule, bien maigre. Le goûteur de vin chaud du comptoir n’était qu’un passant. Ils se sont croisés. C’était hier.

Décembre 2003


Photographie de mhaleph

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